La réception de la revue Claire (1957-1964) par les adolescentes québécoises.

Par Matthieu Mazeau, 2021.

L’analyse de la réception d’une revue s’avère une tâche ardue. Contrairement aux chansons, il n’y pas de top-100 des revues continuellement mis à jour pour en évaluer la popularité. Les grands critiques ne daignent en parler, accessoire de toilette plutôt qu’oeuvre d’art. Toutefois, il est essentiel d’essayer de comprendre la réception et la portée d’une revue comme Claire pour pousser l’analyse plus loin.  Ma section est dédiée à ces questions :

Questions de recherche:

Comment est-ce que Claire était perçue par ses lectrices?

Est-ce que le lectorat était engagé?

Est-ce que c’était une revue lue et populaire ou bien un objet sitôt reçu, sitôt dans les poubelles?

Le texte qui suit montre que Claire était en fait bien reçue par la population étudiante, qu’elle créait un engouement chez ses abonné.e.s et qu’elle jouissait d’une popularité importante chez les adolescentes. En premier lieu, le courrier des lectrices – publié ou non – montre que les adolescentes de l’époque appréciaient Claire. En deuxième lieu, les campagnes d’abonnements nous procurent des détails sur le fort engagement des lectrices avec la revue. En troisième lieu, les différentes enquêtes de la JEC et certaines statistiques de leur activités montrent que Claire était lue par un vaste lectorat, à la limite probable de ce qui était possible au Québec.

Contexte

Il y a peu de recherche qui a été faite sur les revues pour adolescentes des années 1950 et 1960, et encore moins sur la réception de ces dernières. En tant que produit culturel de masse, ces magazines passent souvent sous le radar. Les quelques analyses des revues pour adolescentes se questionnent surtout sur la représentation de la femme. Les questions de la réception et de la popularité de ces magazines ne sont souvent que mentionnées en introduction car le tirage et la longévité de ces revues, Seventeen par exemple, sont trop élevés pour les outrepasser [1].

C’est en 1957 que Claire apparaît comme une revue distincte de François. Elle est publiée jusqu’en 1964. La publication de Claire s’inscrit dans une période de grands changements dans la société québécoise. Au niveau de la littérature jeunesse, les bandes dessinées font leur apparition en grand nombre dès 1929. Ensuite, les canaux de communications entre l’Église et les lecteurs commencent à se laïciser, c’est-à-dire que ce ne sont plus des religieux qui administrent des initiatives comme Claire, mais bien des laïcs. Certes, ces derniers ont la mission de l’Église catholique à cœur, c’est la JEC qui publie Claire après tout, mais ils font partie de la société civile habituelle. L’avènement de la télévision chamboulera aussi la littérature. La culture adolescente grandit en importance avec l’abondance de ces années. Les enfants vont plus longtemps à l’école et restent dépendants de leurs parents pour une plus longue période de temps. On voit ici que les jeunes sont influencés de toutes parts. Comment peut-on alors être certain que Claire eut un certain impact chez eux?

En savoir plus sur le contexte

L’appréciation de Claire à travers le courrier des lectrices

En premier lieu, il est évident que Claire est populaire en analysant les courriers des lectrices. De numéro en numéro, les Claire présentent habituellement plusieurs pages de questions de lectrices au magazine. La section la plus fréquente dans les magazines est « Le courrier de Paolo » où un certain Paolo répond aux questions des adolescentes. Il y a aussi la section « Les ados face à eux-mêmes » qui présente des réponses d’adolescents à des questions d’adolescents précédemment publiées dans le magazine. « Un coup d’plume s.v.p.» ou encore «À la ronde» présentent du contenu similaire.

Les réponses contenues dans ces sections sont habituellement flatteuses par rapport à Claire. Une lectrice écrit : «J’étais tout excitée en recevant mon journal ! Je me suis empressée de le feuilleter, puis je m’y suis mise sérieusement pour le lire de fond en comble et lui arracher tous ses secrets formidables[2].» Une autre, Danielle de Granby écrit : «Moi, je trouve que c’est un journal amusant et distrayant, il nous égaie tous[3].» Il serait possible de croire que les éditeurs ne publiaient que des éléments positifs à leur égard, or ce n’est pas le cas dans Claire. À certains moments, des commentaires négatifs ont aussi été publiés. Par exemple, Judith T. de Valleyfield écrit : « Je trouve qu’il devrait y avoir plus de questions d’orientation dans le courrier de Paolo. C’est un sujet qui intéresse toutes les filles[4].» Ce souci d’honnêteté avec ses lecteurs et lectrices n’est pas exclusif à Claire comme le mentionne Pierre-Yves Delhaye[5].

L'identité de Paolo, auteur du courrier homonyme, est une question fréquente des lectrices dans les archives de Claire. La réponse était bien gardée, mais il se trouve que c'était en fait Mariette Thibault, une chroniqueuse régulière, qui répondait aux questions!

Claire. 15 mars 1963. p.31

Toutefois, il est normal de se questionner sur l’équilibre présenté entre les critiques négatives et positives. Est-ce que les éditeurs ne présentent qu’une infime partie des critiques négatives tout en publiant toutes les critiques positives de leur œuvre? Ce questionnement est partagé par les lectrices. Une lettre trouvée dans les archives de Claire mentionne : « Nous avons remarqué que vous n’aviez pas beaucoup de critiques. Peut-être ne les publiez-vous pas. Je veux que celles-ci soient publiées[6].»

Contrairement à bien d’autres études où l’accès aux pensées du lectorat est difficile, l’administration de Claire a gardé une quantité importante de courrier des lecteurs et lectrices qui n’ont pas été publiés. À travers ces documents, il est facile de voir que la majorité du courrier reçu, c’est-à-dire provenant d’un lectorat engagé, est positif. Dans un document datant de 1962 où 26 réponses sont compilées, 21 ont des réflexions majoritairement positives[7]. Il est important ici de spécifier que le lectorat en désaccord avec les propos d’un magazine n’est pas nécessairement silencieux. Comme le montre Delhaye, un lectorat en désaccord ne se manifeste pas nécessairement moins qu’un lectorat satisfait[8]. Aussi, la compilation de réponses ne paraît pas filtrer les commentaires négatifs, comme l’image ci-dessus en témoigne.

Nous sommes deux étudiantes de 14 ans. Nous avons remarqué que vous n’aviez pas beaucoup de critiques. Peut-être ne les publiez-vous pas. Je veux que celles-ci soient publiées.

-Danielle et Diane

Fonds de la Jeunesse étudiante catholique. 750.00 – Enquête sur les journaux. (Classement de 1993). ANQ. p.1

Bref, on peut voir à travers les courriers des lectrices que Claire est habituellement appréciée par les lectrices qui prennent le temps de correspondre avec le magazine. Des suggestions sont souvent proposées, mais les commentaires négatifs demeurent rares dans les compilations de lettres dans les archives, ainsi que dans les courriers des lectrices publiées.

Une affiche promotionnelle de 1963 du magazine Claire. Selon les archives, plusieurs affiches de différents formats étaient envoyées dans chaque école participante. Les affiches sont habituellement simples avec des couleurs vives en aplat.

Fonds de la Jeunesse étudiante catholique. 750.63 – Campagne d’abonnement. (Classement de 1993). ANQ.

L’engagement du lectorat

Non seulement le lectorat appréciait les Claire, il était aussi engagé dans sa distribution et son essor. Il est possible de voir cela à travers les campagnes d’abonnements. Les revues de la JEC étaient surtout vendues à travers ces dernières, dans des écoles. Ces campagnes étaient planifiées par l’administration de Claire, mais étaient exécutées par des élèves dans les écoles. En effet, Claire envoyait des affiches, des slogans ainsi que la présentation des nouvelles chroniques de l’année et des grands concours. Chaque école intéressée dressait alors une équipe de jeunes, rarement chapeautée par un adulte, qui décidait où les affiches seraient placées et quelles stratégies seraient utilisées pour encourager l’abonnement des autres élèves.

Lors de l’année 1963, un concours fut organisé par Claire. Pour y participer, les équipes de jeunes qui organisaient les campagnes de publicité devaient envoyer un résumé de leurs projets et de leurs résultats pour y participer. Ainsi, il y a dans les archives de la JEC une quantité importante de lettres d’équipes participantes. Durant la campagne de 1963, au moins 29 écoles ont participé au concours en envoyant une lettre à l’administration de Claire[9]. 

Quelques extraits de lettres des campagnes d’abonnement

Du couvent de Chambord

Ainsi toutes celles qui se présentaient [au kiosque] pour demander un renseignement quelconque, avaient le droit d’insérer leur nom dans la boîte et devenaient ainsi participants au tirage de « teddy bear », en plus naturellement de recevoir un signet explicatif [sur Claire].

Chaque matin de la campagne nous transmettions nos messages à nos compagnons à l’aide notre poste [de radio] J.E.C.

Enfin, pour ne pas s’attarder trop aux détails, le vendredi soir nous avons offert un banquet de clôture à toutes nous Jécistes. Durant l’après-midi, chacune d’elles a habillé sa bouteille de papier de différentes couleurs, ce qui faisait très joli sur les tables, comme nous le verrons sur les photos. Après la messe de 4hres, les dirigeantes se sont dépêchées de défaire les « lunchs » et d’en garnir les tables, pendant que toutes les autres s’amusaient dans une partie de ballon-prisonnier. Durant la veillée nous avons dansé, sauté, joué, chanté et même discuté. Durant ce temps Micheline nous a fait un bon sucre à la crème que toutes ont qualifié de délicieux.

Voilà, notre campagne est déjà terminée, nous avons dépassé notre objectif qui était de [51] abonnements. Nous sommes très satisfaites et très heureuses.

Merci!
Les dirigeantes de Chambord.

De l'école de la Présentation

Un petit chant sur le journal Claire et François dont voici un couplet et le refrain.

Air: Un pour Dieu le père, de l’abbé Gauthier.

Un jour une amie de toutes les écolières

Lança une très belle idée

Elle écrivit pour toi,

Dans le journal Claire.

Refrain:

Ah! la belle vie, la vie, la vie. Va! Va!

Ah! la belle vie qui chante à l’école.

Ah! la belle , la vie, la vie. Va! Va!

Ah! la belle vie, oui, mais conservons-la!

Du couvent de Baie-Saint-Paul

De l'école centrale Saint-Jude

Quelques-unes même réussissent à recueillir des abonnements à l’extérieur de l’école. C’est Thérèse qui en a suggéré l’idée. Bravo Thérèse ! Les moins fortunés font l’objet d’une attention spécale. Bravo pour Normand qui se penche sur ces problèmes de porte-monnaie… À vrai dire nos responsables ne manquent pas de compétence car ce matin du vendredi une bombe éclate à l’entrée des classes, nous entendons des cris d’acclamations, que se passe-t-il? Une nouvelle affiche annonce : « Un grand banquet en l’honneur de Claire et François et une soirée récréative plantera le clou d’or à la campagne. » Les abonnés seuls y participeront. Un vrai coup de foudre. Tous veulent assister au couronnement de la Reine et du Roi 1963-1964.

Ces lettres témoignent bien de l’engouement des élèves pour Claire. Dans une lettre du couvent de Chambord vue ci-haut, les organisatrices décrivent qu’elles ont construit un kiosque de distribution, organisé un tirage avec des prix de «Teddy bears» ainsi qu’émis des bulletins spéciaux à leur radio étudiante. D’autres mentionnent qu’elles se sont préparées le samedi pour la campagne notamment en installant des affiches dans l’école. L’apparence des lettres témoignent aussi de l’engouement suscité par les magazines. La facture est souvent léchée, sans fautes ni biffes et comprend des éléments décoratifs. Certaines lettres prennent aussi la peine d’envoyer des photos (malheureusement absentes dans les archives) qui décrivent leurs projets[10]. Bref, l’engagement du lectorat de Claire se voit non seulement dans le contenu des lettres de campagnes d’abonnements mais aussi dans leurs présentations.

Est-ce que Claire était lue par toutes?

Il est maintenant clair que le magazine Claire était apprécié de ses lectrices et qu’il créait un engagement fort de la part de ses adeptes. Toutefois, il reste à savoir si les gens qui lisaient Claire n’étaient qu’une minorité de la population étudiante. Pour répondre à cette question, il faut se tourner vers les enquêtes d’appréciation faites par Claire, ainsi que les tirages de cette dernière. 

Dans un rapport au diocèse, on peut voir que Claire avait un tirage entre 52 000 et 63 000 copies par numéro, selon le temps de l’année. Les éditions du début d’année scolaire étant moins populaires. À titre de comparaison, François avait un tirage de 24 000 copies[11]. Or, pour atteindre l’équilibre budgétaire lorsqu’on imprime des revues avec des illustrés de couleurs à l’intérieur, c’est un roulement d’environ 100 000 copies par numéro qu’il faut atteindre à l’époque[12].

Toutefois, cet objectif était irréaliste pour un magazine comme Claire dans la société québécoise de l’époque. En 1963, la population québécoise féminine entre 13 et 17 ans, les âges ciblés par Claire, étaient d’environ 200 000 à 300 000 personnes[13]. De plus, il n’y avait qu’environ 146 000 d’entre elles qui fréquentaient le secondaire en 1963 selon le rapport Parent[14]. Dès lors, le tirage de Claire touche déjà plus d’un tiers de la population ciblée. De plus, il faut prendre en considération ce qu’une lectrice précise : « A la maison, je suis la seule qui l’achète, mais quand je rentre avec, il y a toujours quelqu’un qui me le demande[15]

Quelle compétition pour Claire?

Il est difficle de déceler quelle aurait été la compétition à Claire dans ces années-là dû au manque de recherche sur le sujet. Le journal de Tintin et de Spirou provenant de Belgique étaient vraisemblablement des compétiteurs aux revues jeunesses québécoises. Des comics américains de l’époque circulaient aussi, les revues de la JEC et de Fides sont après tout une réaction à ces derniers. De plus, les loisirs des jeunes n’étaient pas seulement lié à la lecture, aussi difficile qu’on puisse le croire. La télévision, le cinéma, les sorties au restaurant prenaient beaucoup plus de place pour les adolescents de l’époque que la lecture comme en témoigne la fiction historique de ma collègue. Finalement, il ne faut pas oublier que le taux d’alphabétisation de l’époque n’est pas aussi élevé qu’aujourd’hui, malgré l’instruction obligatoire jusqu’à 14 ans. Les Claire sont somme toute des lectures parfois denses entre les quelques pages de comics. 

Les tirages de Claire à différents moments de l'année. On voit que les campagnes d'abonnement (habituellement en mi-septembre) portent fruit. On dénombre plus de 11 000 abonnements additionnels entre septembre et octobre 1959. Malgré les succès des campagnes, le tirage restera sensiblement le même au cours de la publication de Claire, avec le même sursaut entre septembre et octobre.

Fonds de la Jeunesse étudiante catholique. 359.08 –Tirage des journaux François et Claire. (Classement de 1993). ANQ.

« A la maison, je suis la seule qui l’achète, mais quand je rentre avec, il y a toujours quelqu’un qui me le demande.»

En théorie, le tirage de Claire aurait pu atteindre plus d’une centaine de milliers d’exemplaires. Toutefois, il est rare qu’une publication qui a du succès touche tous les clients potentiels. À titre de comparaison, la revue Jackie en Grande-Bretagne atteignait un tirage de 350 000 exemplaires en 1964 et était définie comme un : «astounding success[16]». La population de la Grande-Bretagne étant dix fois plus élevée que celle du Québec, le tirage de Claire aurait proportionnellement été de 500 000 à 600 000, dépassant de beaucoup les coûts de production. Les Claire étaient donc très populaires, mais ne pouvaient être profitable vu la population limitée qui pouvait en acheter. Comme le mentionne Jean-Claude Sauvé, ancien directeur de Claire, cette revue aurait très bien survécu en France où « toute proportion gardée, si ces journaux étaient publiés en France, ils atteindraient déjà plus d’un demi-million d’écoliers[17]. »

Conclusion

En conclusion, le magazine Claire était aimé par ses lectrices, malgré les quelques doléances occasionnelles de leurs parts. Claire créait un engagement fort à travers ses abonnées, qui participaient activement à sa distribution. Finalement, la revue n’était pas seulement lue par une minorité des clientes potentielles, mais par une bonne partie des adolescentes visées. Malgré des efforts marketing importants, Claire ne put augmenter son tirage au-dessus de ce qui était nécessaire pour continuer de publier. Ce n’est donc pas une perte d’intérêt du lectorat qui mènera à sa perte, mais bien l’inévitable marché restreint du Québec. C’est donc pour cela que le magazine très apprécié dut fermer ses portes en 1964, après huit ans de publication.

Pour en savoir plus →

Notes

[1] Kate Pierce. « A Feminist Theoritical Perspective on the Socialisation of Teenage Girls through Seventeen Magazine » Sex Roles, 23, 9/10 (1990). p.491-500

[2] Claire. 1er décembre 1963. p.6

[3] Claire. 15 Janvier 1963. p.15

[4] Claire. 15 mars 1963. p.17

[5] Delhaye, Pierre-Alexis. « La réception des comics Marvel en France à partir du courrier des lecteurs dans les revues des éditions Lug » Journal of Philology and Intercultural Communication / Revue de Philologie et de Communication Interculturelle 3, 1 (janvier 2019). p.5

[6] Fonds de la Jeunesse étudiante catholique (JEC). 750.00 – Enquête sur les journaux. (Classement de 1993). Archives Nationales du Québec. p.1

[7] Fonds de la JEC. 750.00 – Enquête sur les journaux

[8] Delhaye. « La réception des comics Marvel ». p.5

[9] Fonds de la JEC. 750.63 – Campagne d’abonnement

[10] Ibid.

[11] Fonds de la JEC. 359.08 –Tirage des journaux François et Claire

[12] Fonds de la Jeunesse étudiante catholique à Sainte-Hyacinthe. CH113/000/000/278.102 –  La place et le rôle des journaux Claire, François et Vie Etudiante dans la vie et l’action du mouvement. Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe inc. p.15

[13] Statistiques Canada. Recensement de 1961. 1962. Estimation de l’auteur

[14] Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. & Parent, A.-M. Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Vol. 5, p.78

[15] Claire. 15 mars 1963. p.17

[16] Angela McRobbie. Jackie: An ideology of Adolescent Feminity. Birmingham (GB) : Center for Contemporary Studies, 1978. 

[17] Fonds de la JEC à Sainte-Hyacinthe. CH113/000/000/278.102 –  La place et le rôle… p.14