Récit historique à la manière d’un collégien :

Aux origines de la « jeunesse de papier »

L’Abeille, ce terreau fertile pour la consolidation du peuple écolier, 1848-1853

La Fortune déposa entre mes mains le premier numéro d’une feuille manuscrite qui fut produite dans l’enceinte du collège de Nicolet au courant de l’année 1843-1844[i]. Dans ce Moniteur, Antoine Gérin-Lajoie, alors pensionnaire, écrivit : « Qu’on ouvre les pages de l’histoire, et l’on y verra briller le peuple écolier, dans tous les temps et chez toutes les nations[ii]. » Tenu par les muses de me montrer digne de notre estudiantine situation, je ne resterai point sourd à cet appel : je vous ferai la démonstration de la grandeur de la communauté collégienne en prenant pour objet historique un événement qui précisément m’autorise à vous écrire : l’envol de L’Abeille, depuis la presse typographique jusqu’à toutes les salles d’étude de notre beau Canada.

L’Abeille fut précédée par des feuilles écolières, mais des feuilles manuscrites inconstantes et fugaces. Avant L’Abeille, nul collège du Canada n’avait encore hébergé un périodique typographié dont la production reposait sur le travail autonome et durable des collégiens[iii].

La marche de l’histoire disposa habilement les conditions improbables et pourtant nécessaires à la venue de notre cher journal. Pour première condition, il faut souligner que les doctes autorités de notre Petit Séminaire ne mésestimaient pas les bienfaits de la lecture de la presse et se gardaient de se laisser trop emporter par une vague de censure. Rappelons que, comme le firent avant elles les directions des différents établissements d’éducation secondaire du diocèse de Mgr Bourget depuis novembre 1848, les autorités du collège de Saint-Hyacinthe – soumises au diocèse éponyme tout juste institué en 1852 – avaient prohibé aux pensionnaires la lecture des journaux[iv]. Pour deuxième condition, il faut rendre grâce aux pensionnaires juchés sur la pointe orientale du promontoire de Québec pour avoir su saisir la liberté dont les collèges des diocèses satellites de Montréal ne pouvaient se prévaloir. Devant le journalisme étudiant languissant, nos prédécesseurs, en effet, ne restèrent pas inertes. N’oubliant point que l’inéluctable mort qui guette tous les êtres d’ici-bas, sitôt le cœur battant, confère aux choix que ceux-ci sont autorisés à faire une portée décisive, une poignée d’élèves finissants, au sein de laquelle on compte le bien respectable Charles-Honoré Laverdière[v], entreprit de doter le Petit Séminaire de sa propre presse, indépendante de la prise de décision extérieure. Dans la ville de Québec, une union des typographes canadiens prospérait déjà depuis 1836[vi]. Mais les Laverdière de notre établissement ne souhaitaient guère reposer sur les grandes maisons d’édition familiales et les artisans imprimeurs prospères de l’autre côté du portail du Séminaire[vii].

En 1848, ces élèves de la section des Grands[viii] obtinrent des industriels de Montréal les caractères et l’attirail typographiques. C’est de Boston que nos confrères obtinrent une presse de grande qualité[ix]. En plus de l’entregent qu’exigent les relations commerciales, ils firent preuve d’invention pour financer cet achat des plus considérables pour des êtres qui ne goûtent pas aux honoraires et bénéficient trop peu des actifs familiaux. Ces écoliers fondèrent la Société typographique du Petit Séminaire de Québec, une société par laquelle étaient rendues disponibles six cent quarante actions. On trouva les actionnaires chez les pensionnaires et les externes, les prêtres éducateurs et le vénérable clergé.

Les souscripteurs de la Société typographique procédaient à l’élection des membres du Bureau de L’Abeille. Paru pour la première fois le 27 juillet 1848, le financement du journal reposait sur le même principe économique fédérateur qui sous-tendait ladite Société[x].

Les problèmes techniques que les étudiants rencontrèrent, et dont il est mention dans une parution de L’Abeille de novembre 1848, démontrent qu’il incombait aux collégiens d’actionner la presse typographique dès qu’elle arriva à Québec[xi]. Je ne dis pas que ces écoliers aient agi complètement seuls sans le conseil d’un artisan ou d’un apprenti typographe, métier qui exigeait une sérieuse formation[xii]. Mais je souligne que, pour l’essentiel, les écoliers choisirent d’expérimenter les rôles du pressier et du typographe, en plus de ceux du chef d’entreprise démocratique et du littérateur.

Nos collègues prédécesseurs, dans la livraison du 31 janvier 1850, rapportèrent exhaustivement la teneur des harangues et des chansons

qui égayèrent le Banquet qu’on tint en l’honneur de la Société typographique une semaine auparavant[xiii]. Pas une ligne ne s’abstient de propos élogieux à l’égard de ce journal. Le président de ladite Société, à l’époque, affirma, avec justesse : « Une presse dans un Séminaire pour les élèves : c’est une chose inouïe dans tous les temps et dans tous les lieux[xiv]. »

La Société typographique, en plus d’assurer l’impression du journal L’Abeille, était responsable de l’impression de matériel scolaire utilisé dans les autres collèges, notamment le Petit recueil de cantiques[xv], et, ce faisant, laissait déjà présager, dès sa première année d’activité, une posture propre aux collégiens impliqués dans le journal du Petit Séminaire de Québec : ceux-ci se montraient soucieux de l’entretien d’une culture intercollégiale. Cette attitude découle sans aucun doute d’une tradition de charité qui unissait nos temples de l’éducation avant L’Abeille. Saluons, à titre d’exemple, l’aide financière apportée par le Collège de Saint-Hyacinthe aux externes dont les familles perdirent logis lors de l’incendie du faubourg Saint-Jean en 1845[xvi].

Dans le tout premier numéro de L’Abeille, paru le 27 juillet 1848, une rubrique dénuée de titre énumère les dates de la tenue des examens et du début des vacances pour les principaux collèges du Canada français[xvii] et atteste, de façon prosaïque, il est vrai, l’intérêt que portaient les premiers rédacteurs de L’Abeille pour le vécu des collégiens des autres établissements. Ne sommes-nous pas soumis aux mêmes contraintes de l’étude, des examens? Et d’ailleurs, ce mode d’existence studieux toujours compromettra l’assiduité de la rédaction. C’est un fait que soulevaient les deux premiers numéros de janvier 1852[xviii].

Ayant coutume de cette charité et cet intérêt sincère, il parut tout naturel aux écoliers de Québec de se tourner vers leurs homologues du Canada pour doter L’Abeille non seulement de nouveaux lecteurs, mais aussi de nouveaux actionnaires, garants de la prospérité financière du journal[xix]. Les trois cents souscripteurs de 1848 ne suffisaient plus. Des cinq cents actionnaires et amis de L’Abeille en juillet 1853, le Petit Séminaire de Saint-Hyacinthe en fournissait trente-quatre, celui de Sainte-Thérèse en comptait trois. Encore une trentaine de souscripteurs étaient dispersés dans les autres collèges du Canada[xx].

L’année 1851 reste gravée dans les mémoires, parce qu’elle vit s’implanter un judicieux procédé structurel par lequel L’Abeille donna un nouveau levier au sentiment de communauté intercollégial : le Bureau du journal appela l’élection, dans les autres collèges, d’agents chargés d’acheminer des contributions destinées à paraître dans ses feuilles. Nos confrères de Saint-Hyacinthe et de Sainte-Thérèse furent les premiers à signer des textes et, de cette façon, à prêter leur concours à une œuvre collective. Les deux maisons concernées dispensaient le cours classique, non pas le cours commercial[xxi], depuis le tout début de la décennie 1840. Elles respectaient le modèle du séminaire tridentin et étaient plus étroitement liées, du fait de leur nature, à notre établissement[xxii].

Et j’ai entendu dire que les élèves de Sainte-Thérèse caressent de nos jours le projet de fonder un périodique si L’Abeille venait à s’essouffler[xxiii]. C’est dire que cette dernière mit au jour le besoin viscéral du partage écrit qu’éprouvent les collégiens du Canada[xxiv]. Et, à dire vrai, j’ai la conviction que les Agents de L’Abeille dans les différents établissements, forts de leur expérience, sauront offrir à notre journal une digne postérité[xxv].

L’Abeille n’est nulle autre qu’une famille qui repose sur un groupe de lecteurs et de journalistes qui construisirent et entretinrent un univers de référence commun. Cette famille s’expérimente par l’enracinement d’une culture par-delà les murs des établissements[xxvi].

Un confrère prédécesseur énonça, à l’occasion du Banquet de la Société typographique du 24 janvier 1850 :

« C’est par les journaux seulement que nous parviendrons à nous former une idée de l’état de notre société, de ses besoins, des partis qui l’agitent et d’une infinité d’autres choses que l’on doit savoir dans une monarchie constitutionnelle. Je ne crains pas de dire que sans la lecture des journaux notre éducation serait défectueuse[xxvii]. »

Nous, jeunes collégiens appelés à investir les professions libérales ou le corps sacerdotal, nous sommes avant tout des êtres perfectibles. Les amis de L’Abeille comprirent quel savoir sied au déploiement de nos êtres – un savoir qu’éludent parfois la salle de classe et le corpus de grands textes gréco-latins et chrétiens. Cette éducation collégienne autonome se déclina en deux principaux points. Primo, L’Abeille constitua un lieu d’exercice de la plume; secundo, elle informa les collégiens des questions importantes de notre temps.

Sur ce premier point, les collégiens mirent temps et efforts pour offrir aux lecteurs leur meilleur exercice de style. Ces dernières années, les textes estudiantins rivalisèrent de beauté et, même, s’embellirent sous l’effet de l’émulation. Au fil du temps, nos écrivains ne manquèrent pas de rappeler l’utilité future de l’art d’écrire : « Comme le disait un de nos premiers rédacteurs, un journal comme le nôtre, si petit qu’il soit, peut nous fournir l’occasion de nous exercer à la composition, et ce motif devrait sans doute faire quelqu’impression sur des jeunes gens qui par la suite pourront se trouver obligés de se servir de leur plume[xxviii]. » Et il s’agit d’une vérité qui est liée à la catégorie à laquelle appartiennent nos âmes comme à notre place dans le corps social.

« La patrie attend de nous que nous éclairerons et dirigerons, par nos écrits et les paroles, l’opinion publique ; elle nous appelle petit-être à prendre place parmi les législateurs, et dans ce poste éminent, combien nous lui serons plus utiles, si nous avons acquis l’art d’attaquer, de renverser, de détruire une opinion fausse et perverse, d’en défendre une Juste et vraie et d’y amener les autres[xxix]. »

Mais au-delà du devoir qui incombe au littérateur, gardons-nous d’oblitérer indûment le seul plaisir de la contemplation et de l’émerveillement que suscite la littérature. Ce plaisir, c’est L’Abeille qui le diffusa parmi nous. C’est ce qu’affirma l’externe J. Perreault en 1850 :

« Mais ce que je regarde comme important en ce moment, c’est de vous faire connaître l’intérêt que nous vous portons, et l’ardeur avec laquelle nous lisons ou plutôt nous dévorons votre intéressant journal. C’est toujours une grande fête pour nous lorsque nous recevons L’Abeille, et votre agent pour la Petite Salle m’est témoin de la joie bruyante et de l’empressement avec lesquels nous courons à lui lorsqu’il arrive[xxx] »

Au sujet de la seconde source d’éducation proprement collégienne, la connaissance de l’actualité politique, L’Abeille comprit dès sa naissance qu’elle devait tourner son regard vers l’Europe. Le printemps des peuples était encore tout frais, en juillet 1848. Et on ne s’étonnera pas de constater que la France et Rome primaient les États-Unis dans nos pages dès 1848-1849[xxxi].

Parvenu à la mi-chemin de notre siècle, les informations européennes étaient obtenues par les grands journaux d’opinion politique au terme de la course des navires à vapeur appartenant au système d’échange transatlantique chapeauté par le Royaume-Uni, par l’entremise des voies terrestres qui rattachent les États-Unis et le Canada ou encore par les télégraphes de Toronto, de Montréal, de Québec et de Trois-Rivières[xxxii]. Mais les rédacteurs du Bureau de L’Abeille savaient juger l’actualité par-delà les altérations auxquelles étaient soumises les informations du fait des délais, des détours et de la partisanerie. Nos rédacteurs n’achetèrent jamais les opinions préconçues, mais préféraient employer les actualités comme le théâtre d’exercice de leur propre jugement. À l’aventure, cette posture doit être imputée au tempérament propre à la jeunesse[xxxiii]. L’Abeille cultivait et cultive encore une impartialité politique qui se traduit également dans le traitement des affaires de notre pays. Les indemnités destinées à essuyer les contrecoups des rébellions de 1837-1838, qui occupèrent le ministère Baldwin Lafontaine dès 1847[xxxiv], ou encore l’incendie du Parlement à Montréal en 1849, figurent dans les feuilles de L’Abeille[xxxv]. Espace littéraire et discursif, notre journal laissait présager, par sa couverture de l’actualité, une conscience politique estudiantine[xxxvi].

L’Histoire, saeculorum pulcherrimum carmen[xxxvii], est récipient duquel il faut tirer les illustres possibilités humaines aussi bien que les grandes déconvenues, car l’humanité, ici-bas, porte en elle la beauté comme la faiblesse. Un collaborateur rappelait récemment dans ces feuilles que Thucydide, dans son troisième livre, raconta la guerre civile à Corcyre afin de relever les balises politiques au-delà desquelles l’animalité de l’être humain se révèle[xxxviii]. Par conformité à l’équilibre qui constitue notre humaine condition, vous aurez bien compris, chers lecteurs, que je prends le contrepied et invoque plutôt des hauts faits qui autorisèrent le déploiement de l’humanité. Faute d’espace, je me suis borné à retracer la période comprise entre la naissance de notre Société typographique (1848) et l’implantation des premiers Agents de notre journal à l’extérieur du Petit Séminaire québécquois[xxxix] (1852-1853). Cela suffit, me semble-t-il, pour nous convaincre de nous montrer chaque jour à la hauteur de la déférente audace des collégiens qui tendirent vers L’Abeille ses fleurs vitales.

B. A. F[xl].

Le souci de l’intercollégialité dans L’Abeille.

La constitution d’une communauté de lecteurs et d’écrivains au sein de la jeunesse collégienne du Canada français, 1848-1853

Par Fabien Bourdeau, 2022.

 

Introduction : la pratique historienne collégienne

La production des revues Claire et François, dont le dépouillement a motivé la création du présent site, participe du processus d’autonomisation de la jeunesse canadienne-française. Dans son étude intitulée Quand la jeunesse entre en scène (2003), dont la présente plateforme web offre un compte-rendu, Louise Bienvenue pose que, à partir des décennies 1930 et 1940, les jeunes des mouvements d’Action catholique spécialisée ont contribué, par leurs discours et leurs activités, à la cristallisation de la jeunesse en un groupe social ; cet exercice de construction s’est exprimé notamment par la multiplication des périodiques rédigés par ces Jeunesses d’Action catholique. À destination des jeunes canadiens-français, ces feuilles constituaient autant de lieux papiers propices au partage d’un univers référentiel commun (Bienvenue, 2003, p. 59 et 135).

Il faut se garder, toutefois, d’exagérer le caractère inédit de cette « jeunesse de papier » du 20e siècle. En 1848, la Société typographique du Petit Séminaire de Québec, une société par actions qui réunissait principalement les souscriptions des étudiants, a rendu possible l’achat d’une presse et la publication de L’Abeille, un périodique hebdomadaire destiné au lecteur collégien (Debien, 2005, p. 371). Dans un texte paru dans le numéro de L’Abeille du 8 janvier 1952, un étudiant d’un autre collège, celui de Saint-Hyacinthe, s’excuse aux « amis de Québec » du « long silence » des collaborateurs de son établissement. « Je suis, cher ami, tout à vous de cœur. Votre dévoué agent, Adolphe Jacques », signe-t-il  (L’Abeille, vol. IV, n°11, 8 janvier 1852, p. 3). Il apparait que L’Abeille n’était pas l’expression de la seule réalité du Petit Séminaire de Québec, mais qu’il faisait office de terrain de rencontre pour une communauté de jeunes collégiens au Canada français.

Le tirage du journal du Petit Séminaire de Québec, il est vrai, était grandement inférieur à celui de Claire ou François. Il demeure que la naissance d’une culture collégienne qui s’est avérée le corollaire de l’entreprise journalistique du 19e siècle constitue l’une des sources du processus d’autonomisation de la jeunesse.

Comme les collégiens avaient l’habitude de s’essayer à l’écriture de l’histoire dans les pages de L’Abeille, nous entreprendrons, à leur façon, une mise en récit de cet événement historique qui a préfiguré la « jeunesse de papier ». Nous revêtirons le masque du pensionnaire-rédacteur. Un commentaire de document suit l’article fictif.

L’écriture autonome de l’histoire dans la salle de classe

La culture historique et le rapport à la discipline historique de l’auteur de ce texte fictif, en 1862, procèdent d’une pratique historienne encore récente qui s’enracinait et se raffinait au Petit Séminaire depuis la décennie 1830.

Les essais historiens des collégiens que diffusait L’Abeille n’était pas sans précédent ; ils trouvent leur genèse dans la salle de classe. Ne se contentant pas de la mémorisation du contenu d’un manuel, l’abbé Jean Holmes, préfet des études entre 1831 et 1849 (Savard, 1968, p. 103), se démarquait en exigeant de ses élèves la rédaction autonome d’une mise en récit historique à partir de leurs recherches effectuées notamment dans la bibliothèque de la Chambre d’Assemblée (Savard, 1968, p. 108-109). D’après l’historien Pierre Savard, ces cahiers d’histoire qui portent la trace de la composition historienne des élèves ne nous sont pas parvenus (Savard, 1968, p. 106). En revanche, un compte-rendu des séances d’examens publics paru dans Le Canadien, le 16 août 1833, rapporte que lesdits documents servaient de point d’appui à l’interrogation à laquelle étaient soumis les étudiants. Et, pour l’occasion, ces cahiers étaient remis à l’auditoire pour consultation (Savard, 1968, p. 108-109).

La rédaction de ces cahiers d’histoire a-t-elle survécu au départ d’Holmes en 1849? Il ne nous est pas possible de l’affirmer. L’usage de manuels d’histoire n’est devenu coutume qu’à partir de 1869, année de parution de l’Histoire du Canada de l’abbé Laverdière. On suppose que, jusque-là, les notes de cours étaient préparées à l’avance par les professeurs (Savard, 1968, p. 122).

L’abbé Laverdière, qui a enseigné vraisemblablement l’histoire par à-coups entre 1849 et 1864, a été selon toute vraisemblance l’élève de Jean Holmes (Savard, 1968, p. 129). A-t-il invité ses propres étudiants à écrire l’histoire comme il avait dû le faire du temps de son passage au collège?

L’enracinement d’une perspective nationale

Si l’histoire nationale trouvait une place dans les salles de classe du collège de Saint-Hyacinthe dès la décennie 1830, elle s’est enracinée plus tardivement au Petit Séminaire de Québec (Savard, 1968, p. 122). L’histoire romaine (Savard, 1968, p. 119) et les histoires nationales de la France et de l’Angleterre primaient au moins jusqu’en 1836-37 (Savard, 1968, p. 116). Un cours d’histoire du Canada sous le Régime français apparaît vraisemblablement pour la première fois dans Le Programme abrégé du cours d’étude du Petit Séminaire pour l’année 1838-39 (Savard, 1968, p. 121). Un cours d’histoire canadienne post-Conquête ne s’est implanté qu’entre 1843 et 1853. Mais on ne peut pas rigoureusement supposer que le Petit Séminaire ait recouru aux rares manuels d’histoire nationale canadienne, comme ceux de Perreault (Savard, 1968, p. 122).

Pierre Savard tient L’Abeille pour un témoignage de l’engouement, neuf, mais bien réel, pour l’histoire nationale (Savard, 1968, p. 125). « Même à l’occasion de questions d’actualité le journal a l’habitude d’envisager les problèmes dans une perspective historique », dit-il (Savard, 1968, p. 126). La reproduction d’un extrait de la synthèse de François-Xavier Garneau dans les numéros du 17 juin et 5 juillet 1852 atteste la mise à l’avant-plan de l’histoire nationale canadienne par ces rédacteurs étudiants (L’Abeille, vol. IV, n°32, 17 juin 1852, p. 1; L’Abeille, vol. IV, n°35, 5 juillet 1852, p. 4).

Il ne faut pas déduire que les étudiants ont délaissé pour autant l’histoire ancienne. Les références aux grandes cités antiques qui parsèment la contribution d’un collégien de l’Assomption, échelonnée sur les numéros 34 et 35 de l’année 1852 (vol.  IV), constituent l’un des abondants exemples de la propension des étudiants pour l’histoire gréco-romaine et chrétienne à prétention universelle (L’Abeille, vol. IV, n°34, 1er juillet 1852, p. 3-4; L’Abeille, vol. IV, n°35, 5 juillet 1852, p. 1-2). C’est dire que l’histoire nationale ne substitue pas l’histoire dite classique, mais elle s’y enchâsse.  

Il est malaisé de mesurer la différence entre l’écriture de l’histoire parue dans L’Abeille et la pratique historienne enseignée dans les salles de classe. Des sociétés d’éloquence collégiennes, souvent strictement encadrées par le personnel enseignant, contribuèrent au développement d’une conscience historique chez les collégiens. L’Académie Maizerets, fondée en 1852, faisait explicitement du passé l’un de ses objets d’enquête principaux (Savard, 1968, p. 126-127).

L’histoire du souci intercollégial de la Société typographique : un sujet d’article vraisemblable

Cette petite histoire de l’enracinement du souci intercollégial dans un journal de collège, à la façon d’un rédacteur du Bureau de L’Abeille, est, sous plusieurs aspects, ancrée dans le réel. L’Abeille a été publiée chaque semaine entre 1848 et 1854, entre 1858 et 1862 et, enfin, entre 1878 et 1881 (Debien, 2005, p. 358). Le choix d’insérer notre article fictif dans la seconde période d’activité prend appui sur l’historiographie. L’étude de Pierre Savard, l’une des rares à traiter si longuement de l’enseignement de l’histoire au Petit Séminaire de Québec, s’intéresse surtout aux années comprises entre 1830 et 1870. Le dernier chapitre de Savard, intitulé « Coup d’œil sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie après 1870 » (Savard, 1968, p. 137-139), ne constitue qu’une vague esquisse. En nous limitant à la deuxième période d’activité de L’Abeille, nous avons bénéficié de l’analyse plus fouillée du chapitre troisième, « Le triomphe de l’histoire dans l’enseignement (1845-1870) » (Savard, 1968, p. 123-136).

Les pages de L’Abeille contiennent nombreux exemples de textes historiques portant non seulement sur des réalités proprement collégiennes, mais aussi assez récentes. Il suffit de rappeler que sept numéros parus entre le 31 décembre 1879 et le 29 avril 1880 se consacrent à l’histoire de l’Académie Laval, une société d’éloquence collégienne fondée en 1851 (Savard, 1968, p. 126). Cette considération nous autorise à croire qu’un rédacteur de 1862 aurait bien pu choisir pour objet de son étude la naissance de la Société typographique et l’enracinement d’un souci intercollégial dans L’Abeille entre 1848 et 1853. En outre, l’engouement se faisait sentir pour des savoirs qui concernaient plus directement l’existence que menaient ces jeunes pensionnaires. On peut lire dans la parution du 31 janvier 1850 : « Il manque en effet quelque chose de bien important aux connaissances d’un jeune homme qui sait parfaitement ce qui s’est passé à Rome ou à Athènes il y a plus de deux mille ans, et qui ignore presqu’entièrement les faits contemporains les plus remarquables, même ceux qui se sont accomplis dans son propre pays » (L’Abeille, vol. II, n°11, 31 janvier 1850, p. 2).

Notes de l'article fictif

[i] Durant ses quelques mois d’activité, ce journal était publié deux fois par mois. Léon Debien, op.cit., p.354.

[ii] « Des écoliers », Le Moniteur, vol. 1, no 1 (16 décembre 1843), p.1, Archives du Séminaire de Québec, MS136, cité dans Ibid., p.349.

[iii] Ibid., p.357.

[iv] Ibid., p.368.

[v] En 1862, Honoré Laverdière était ecclésiastique. Il fonda le journal alors qu’il passait sa dernière année au Petit Séminaire à titre d’étudiant. Son nom figure dans le premier numéro. L’Abeille, Vol.1, no 1 (27 juillet 1848), p.4.

[vi] Éric Leroux, « Les imprimeurs : de l’atelier à l’industrie », Yvan Lamonde, Patricia Fleming et Fiona A. Black. dir. Histoire du livre et de l’imprimé au Canada. Volume II : De 1840 à 1918, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p.87.

[vii] Ibid., p.84.

[viii] Locution empruntée à Debien. Léon Debien, op.cit., p.368.

[ix] « Rapport de la Société typographique, 25 juillet 1859, ASQ, carton Séminaire 11, no 32 ». PROVOST, Honorius. Le Séminaire de Québec. Documents et biographies. Québec, Publications des Archives du Séminaire de Québec, 1964, p.333.

[x] L’Abeille, Vol.1, no 1 (27 juillet 1848), p.4.

[xi] Denis Lachance, « Études sur le journal L’Abeille, 1848-1849 ». Thèse de licence, Québec, Université Laval, 1965, p.6.

[xii] Léon Debien, op.cit., p.362.

[xiii] L’Abeille, Vol. II, no 11 (31 janvier 1850).

[xiv] « Discours de M. H. Girroir », L’Abeille, Vol. II, no 11 (31 janvier 1850), p.1.

[xv] Léon Debien, op.cit., p.362.

[xvi] Ibid., p.371.

[xvii] L’Abeille, Vol. 1, no 1, p.3-4.

[xviii] Adolphe Jacques, « Collège de St.-Hyacinthe », L’Abeille, Vol. IV, no 11 (8 janv. 1852), p.3. L’Abeille, Vol. IV, no 12 (13 janv. 1852), p.2.

[xix] « Rapport de la Société typographique, 25 juillet 1859, ASQ, carton Séminaire 11, no 32 ». Op. cit., p.334.

[xx] Léon Debien, op.cit., p.364.

[xxi] Dans le dernier quart du siècle, la frontière qui séparait le cours classique du cours commercial devint plus poreuse. Durant la décennie 1860, deux catégories distinctes de collèges d’enseignement secondaire étaient plus aisément identifiables. Ibid., p.375.

[xxii] Ibid., p.351.

[xxiii] Les Annales Térésiennes furent imprimées durant l’année 1880-1881, tandis que L’Abeille paraissait pour la dernière fois dans ce siècle. Ibid., p.381-382.

[xxiv] Ibid., p.364.

[xxv] Six périodiques de collège imprimés succédèrent à L’Abeille durant la seconde moitié du 19e siècle. De ce groupe, il faut noter que seul Le Collégien (1873-1876), à Saint-Hyacinthe, excluait la participation étudiante au profit de celle des prêtres éducateurs. Ibid., p.357 et 376.

[xxvi] L’Abeille, Vo. IV, No35 (5 juillet 1852), p.2.

[xxvii] « Discours de M. C. Buckley », L’Abeille, Vol. II, no 11 (31 janvier 1850), p.2.

[xxviii] Loc.cit.

[xxix] « Discours de M. A. Marmet », L’Abeille, Vol. II, no 11 (31 janvier 1850), p.3.

[xxx] « Discours de M. J. Perreault », L’Abeille, Vol II, no 11 (31 janvier 1850), p.4.

[xxxi] Denis Lachance, op.cit., p.18.

[xxxii] Denis Brunn, « L’information des Canadiens français au milieu du 19e siècle : transmission et transcription des nouvelles européennes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, Volume 27, no 4 (octobre-décembre 1980), p.650-651.

[xxxiii] Léon Debien, op.cit., p.365 à 367.

[xxxiv] Denis Lachance, op.cit., p.20.

[xxxv] Ibid., p.25.

[xxxvi] Durant la décennie 1890, un nombre appréciable d’articles des Annales Térériennes s’intéressèrent aux associations de jeunes chrétiens d’Europe, notamment en Suisse et en Allemagne. Ce passage du présent texte montre que le germe de cette conscience politique jeune était déjà perceptible dans les trois premiers Volumes de L’Abeille. Léon Debien, op.cit., p.385.

[xxxvii] Cette périphrase latine, qui signifie le très beau chant des siècles, est employée par Augustin pour désigner l’Histoire. Saint-Augustin, Livre 11, chapitre 18. La Cité de Dieu, Tome 2, Paris, Les Éditions du Seuil (col. Points), 1982, p.35.

[xxxviii] Des références à un historien ancien, grec en l’occurrence, parsèment plusieurs textes collégiens. Parfois maladroitement introduites, ces références sont invoquées à titre d’outils de réflexion, de béquilles, destinées à supporter l’argumentaire. Thucydide, Livre III, LXXX, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Éditions Robert Laffont (coll. Bouquins), 2007, P.343.

[xxxix] Graphie dont l’historicité est attestée par Patrice Groulx. Patrice Groulx, François-Xavier Garneau. Poète, historien et patriote. Montréal, Les Éditions Boréal (coll. Biographie), 2020, p.17.

[xl] Le recourt au pseudonyme était très courant. Les initiales ne renvoyaient pas aux noms des rédacteurs. Du moins, c’est à cette conclusion qu’en arrive Denis Lachance à la lumière de sa consultation de la liste des élèves du Petit Séminaire. Denis Lachance, op.cit., p.11.