Les représentations de l’Autre

Les représentations de l’immigration et de l’Afrique dans la revue Claire

Par Rania Iraqi, Edith Agli Kossi et Antoine Martin, 2022.

L'immigration dans les années 1960 au Canada

La représentation de l’Autre concerne parfois l’étranger (« Moc le bon petit chimpanzé »), mais on peut ajouter à cela l’attitude des catholiques canadiens-français à l’égard de l’immigration (« As-tu le sens de l’international »). La question suivante s’impose : comment est-ce que l’immigration est vécue au Québec durant les années 1960 et que se passe-t-il lors de cette période? Même si les provinces conservent une autorité sur la sélection, le recrutement, l’accueil et l’intégration des nouveaux arrivants, l’immigration demeure une compétence fédérale (Pâquet, 2005, p. 24). Au sein de la province, les décisions sont prises non seulement par le gouvernement, mais au gré des intérêts des groupes de pression tels que l’Église catholique, les syndicats, les associations du patronat, etc. – un élément qui s’est accentué lors de la période 1945-1968, selon l’historien Martin Pâquet. À partir de ce moment, l’acceptation de l’immigrant.e n’est plus déterminée par son ethnie et/ou sa religion, mais par sa capacité de parler la langue d’accueil majoritaire, le potentiel d’investissement et sa qualification professionnelle (Pâquet, 2005, p. 168).

Cette ouverture à l’immigration ne s’est pas faite du jour au lendemain : dans les années 1940, des commentateurs comptaient encore sur la natalité des Canadiens français pour ne pas se laisser enterrer par l’Ontario. Suite à une directive du pape Pie XII, à partir de 1946 (Harvey, 1993), les écoles catholiques font davantage de place pour l’immigration catholique (Anctil, 2017, p. 121), orientation qui connut plusieurs autres itérations jusqu’à la fin des années 1980. Au niveau civil et politique, il aura fallu attendre « l’arrivée de nouvelles élites politiques avec la fondation du Parti québécois en 1968, la création d’un ministère provincial de l’immigration la même année et la signature d’ententes fédérales-provinciales au début des années soixante-dix » (Anctil, 2017, p. 123) pour s’intéresser enfin à la question de l’immigration en sol québécois. En tenant compte de tous ces changements au niveau politique ainsi que des directives issues du Vatican, il semble que si le caractère caricatural des images du jeu-questionnaire et de la bande dessinée analysées dans les deux prochaines diapositives est très fort, il y avait tout de même une volonté d’éduquer le lectorat à s’ouvrir davantage à l’Autre ; c’est explicite dans le jeu-questionnaire, mais beaucoup moins évident dans la bande dessinée.

L’altérité, c’est l’étranger ; celui qui ne vient pas d’ici, mais qui vit parmi nous, à mi-chemin entre l’extérieur et l’intérieur. L’étranger n’est pas simplement « celui qui n’est pas d’ici », mais celui dont le corps dit qu’il n’est pas d’ici (Larochelle, 2021, p. 24). Cette distance physique crée une opportunité pour la personne d’ici de modeler son identité en opposition à celle de l’Autre. Cet Autre est alors déshumanisé et réduit à un statut lointain et dans une représentation figée. Cette frontière mythique positionne l’Autre dans un rôle d’objet de connaissance et de curiosité (Hentsch, 1988, p. 120).

Pomponnette et ses tests : As-tu le sens international?

Le 15 avril 1960, l’équipe éditoriale de la revue Claire offre aux jeunes lectrices un test jugeant de leur ouverture d’esprit et de leur attitude envers les autres, soit les immigrant.e.s et les populations lointaines. À chaque question, la lectrice a le choix entre deux réponses : oui ou non. De là, la lectrice accumule des points lui permettant de juger, par le biais d’un barème, son sens international.

Chaque question est accompagnée d’une image symbolisant l’énoncé. Ainsi, la lectrice est influencée par l’image pour répondre aux questions. C’est par la reconnaissance visuelle que l’altérité est construite, ou comme l’écrit Catherine Larochelle, « c’est en observant la représentation picturale de l’ »Arabe », de l’ »Indien » ou du « Chinois » qu’il pourra les reconnaitre et les imaginer » (Larochelle, 2021, p. 218). Le test semble construit de manière à ce que la lectrice échoue. Les différents groupes d’immigrant.e.s sont représentés de façon grotesque, fantasque, portant des tenues ne correspondant pas à la réalité – le tout associé à des énoncés portant préjudice à ces groupes. L’ensemble ne permet pas aux lectrices de répondre positivement (et d’ainsi accumuler davantage de points).

Le choix du langage est également central quant à la représentation des immigrant.e.s. Des termes comme « dangereux », « fou », « différent » et « crises » sont utilisés dans la formulation des questions. La représentation visuelle de l’immigration est faite par le biais de la caricature qui dépeint la violence guerrière, des pratiques insolites et du cannibalisme. Les représentations visuelles stéréotypées associées aux formulations à connotation négative incitent les jeunes lectrices à « tomber dans le piège » et favorisent l’intégration d’une connaissance biaisée par type et par race pour définir l’immigrant.e – malgré que le test souhaite faire l’inverse!

Les conséquences des perceptions moralisatrices dans le processus d’intégration des immigrant.e.s

Le jeu-questionnaire de la revue Claire a pour but d’évaluer le sens international des lectrices. Son interprétation révèle un discours éducatif et de réprimande. Si la lectrice choisit de répondre négativement au test, comme celui-ci l’encourage à faire, elle est par la suite sermonnée sur son comportement exclusif : « Essaie de mieux connaître « les autres » avant de porter un jugement sur eux » (Claire, 15 avril 1960), lui intime-t-on. L’intégration des immigrant.e.s, selon ce discours moralisateur, ne dépend pas d’eux, mais des membres de la majorité, ceux d’ici. Ce rôle de victime impose aux immigrant.e.s une vulnérabilité qui, lorsqu’elle est utilisée comme trait qualificatif, peut produire de l’altérité (Butler, 2019, p. 18). La construction de l’individualité de l’immigrant.e est entravée par les normes et les discours moralisateurs et paternalistes diffusés dans ces revues de jeunesse.

Parallèlement à cette représentation de l’Autre, les nouveaux arrivant.e.s doivent faire face à une démonisation constante de leur existence ainsi qu’à une précarisation professionnelle. Ils font face à de la xénophobie alimentée en grande partie par des médias tels que Le Devoir. En effet, une tendance suivie par les chroniqueurs issus d’une époque antérieure à la Révolution tranquille est celle d’une xénophobie nourrie par la peur de voir le fait français, la place des Canadiens français ainsi que les traditions de l’Église s’effriter face à une immigration instrumentalisée par le fédéral (Anctil, 2017, p. 124).

La représentation animalière de l’Afrique : une représentation fausse du continent

En dehors des manuels d’enseignement, nombreuses sont les revues qui étaient un canal d’éducation et de distraction pour la jeunesse estudiantine catholique. Dans un contexte de mondialisation où les barrières sociales tombent, il est plus qu’important d’inciter les jeunes au « goût de l’international » et à l’acceptation des différences pour une cohésion sociale harmonieuse.

Dans les quizz et les récits de ces revues, on décèle parfaitement la conception qu’a le Nous catholique québécois considéré comme la norme des autres (la minorité autochtone, les groupes immigrants, etc.). En plus des représentations stéréotypées et dimunitives plus générales, il y a une particularité « animalière » dans la représentation de l’Afrique. Dénommée autrefois « indigène », l’Afrique, de par sa diversité de cultures et de croyances religieuses, semble être représentée comme une terre de désastre. Que ce soit l’ouest, l’est, le sud ou même le nord, elle a été longtemps considérée comme le continent de l’échec.

Destiné à analyser le niveau de préjugés des jeunes par rapport aux diverses cultures mondiales, le quizz « Le goût de l’international » présente l’Afrique par le cannibalisme, avec une question prédestinée à la négation. Ce choix vient confirmer les nombreux préjugés sur l’animalité de l’Afrique. 

« Moc le bon petit chimpanzé » et les valeurs catholiques

L’influence de l’Église catholique au Canada français est maintenue au milieu du 20e siècle notamment grâce à ses actions sociales et aux valeurs catholiques diffusées à travers les revues destinées à la jeunesse. Cette même période marque le grand courant de décolonisation des pays africains. Le moment est propice pour renouveler le courant de la christianisation de l’Afrique amorcée à l’aube de la colonisation. Le récit de « Moc le bon petit chimpanzé », bande dessinée étalée dans plusieurs parutions de la revue Claire en 1959 et 1960, rappelle l’amour, le partage, l’acceptation de l’Autre, toutes des valeurs que prône l’Église catholique.

Que raconte l’histoire?

« Moc le bon petit chimpanzé » : Dans ses aventures dans la grande forêt qui borde le Kilimandjaro, Moc trouve une petite panthère (Mimie) errante, en détresse et seule. Il la sauve et la ramène dans sa tribu. Celle-ci ne voulait pas d’un prédateur et n’a pas accepté. Contre vents et marrées, Moc élève la petite panthère qui à son tour donne sa vie pour le sauver du Grand lion de la forêt. Leçon de ce récit : « un bien fait n’est jamais perdu ».

Dans ce récit, la morale catholique rappelle le principe de la bonté et de la redevance. Pourquoi bonté et redevance? Pour rappeler à l’Afrique sa redevance envers la métropole autrefois bienfaitrice (avec la christianisation et la civilisation nouvelle), qui a donné ces avantages dont l’Afrique a profité et qui ont apporté des changements à la vie de ses populations.

Pas de Nous sans l’Autre, pas d’ici sans l’ailleurs.

Mise en récit et représentations de la différence dans les revues jeunesse de la JEC et de Fides

Par Marc-Antoine Bouchard-Racine et Leah Szopko, 2021.

Dans une optique à la fois éducative et ludique, les congrégations religieuses responsables des revues jeunesse produisent des articles sur l’histoire « nationale », sur celle des autres peuples, ainsi que des dossiers sur l’actualité mondiale. On y décèle des visions du monde bien définies, qui marquent un trait clair entre le Nous et l’Autre, entre l’Ici et l’Ailleurs, non sans visées précises. C’est ce qui nous motive ici à réfléchir à la manière dont ces histoires sont racontées et ce qu’elles véhiculent en termes de messages, d’idéologies ou de visions du monde chez le jeune lectorat des revues. Plus précisément, il nous apparaît intéressant de porter attention à la construction des différentes figures d’altérité et aux représentations du monde mises en récit dans les revues destinées à la jeunesse québécoise.

Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que la construction de l’identité (le Nous) s’opère en étroite relation avec la construction de l’altérité (l’Autre). Dans le cadre de nos recherches, nous avons constaté que le missionnariat a joué un rôle non négligeable dans la promotion et le renforcement de ce que Catherine Larochelle a appelé « l’altérité narrative », soit la « la mise en récit de la différence » (Larochelle, 2018 : 12). Si les représentations du Nous catholique canadien-français véhiculées par les revues étaient considérées comme « la norme », alors les représentations des Autres et de l’ailleurs « serv[aient] de balises définitoires tout en étant exclu[es] et placé[es] aux marges de cette norme» (Clapperton-Richard, 2019 : 44).

Noël autour du monde : place à la différence!

« Sans frontières de pays, de races, de couleurs, la joie de Noël est universelle. Sous les cocotiers d’Afrique, dans les steppes de la Russie comme en Chine et dans le glacial Yukon, Noël apporte son message d’espérances : un Dieu se fait homme pour sauver les hommes… » (Ave Maria du 15 décembre 1959 : 3)

Les célébrations de Noël semblent être un moment privilégié pour illustrer les différences entre les peuples autour du globe. Dans leur volonté de rassembler les nations, les revues emploient plutôt un vocabulaire qui marque un trait clair entre le Nous et l’Autre et entre l’Ici et l’Ailleurs. La citation ci-haut en témoigne, alors que des régions du monde sont essentialisées — une seule de leurs dimensions vient à les définir — par des éléments géographiques et climatiques, malgré la prétendue volonté d’outrepasser les « frontières de pays, de races [et] de couleurs ». La couverture de ce numéro de Noël est également fort éloquente sur le sujet; on y voit des représentations racistes de populations coloniales célébrant Noël autour du Christ nouveau-né. L’image parle d’elle-même. On comprend ici la portée internationale et universelle de la foi catholique, propulsée aux quatre coins du monde sous l’impulsion et le zèle missionnaire. L’enfant Jésus est entouré de jeunes personnages caricaturés représentant les différentes populations colonisées du monde, chez qui la présence missionnaire est considérable.

Que voit-on sur les images ? Sur la couverture, au premier plan se trouve les figures de l’« Africain », de l’«Asiatique» et de l’« Arabe », qui sont en voie d’être rejoints par l’« Esquimau » et la « femme de l’Inde », arrivant au second plan. Au fond, un enfant blanc s’approche, tenant dans ses bras une brebis : cette image n’est pas sans rappeler celle, classique dans l’iconographie chrétienne, de Jésus tenant la brebis égarée dans ses bras, qu’il sauve et amène à lui. La jeunesse des personnages représentés vient également rappeler l’aspect paternaliste de la colonisation et de l’œuvre missionnaire. En somme, ces populations coloniales sont représentées selon des figures construites en fonction d’un imaginaire à la fois produit et diffusé en grande partie par l’action missionnaire.

On constate aussi l’importance du missionnariat dans l’article sur la Chine, alors que la volonté de véhiculer les valeurs chrétiennes et d’apporter de l’aide aux plus démunis est mise de l’avant. Non seulement on se désole de leur pauvreté, mais on incite également les « petits Chinois » baptisés à propager la foi, qui ne semble pas atteindre un large pan de la population chinoise. Le phénomène d’essentialisation revient quant à lui dans l’article portant sur l’Afrique. Ce continent est montré comme un tout englobant, où ses peuples — réduits au terme « les Africains » — sont caricaturés de manière flagrante, alors qu’on avance qu’ils célèbrent tous Noël dans la jungle au rythme des tambours.

Le Nous et l’Autre au Québec : récits nationaux et représentations

De manière générale, c’est dans les récits nationaux et dans les brèves leçons d’histoire introduites dans les revues que se retrouvent les principaux Autres du Québec, soit les Autochtones. Regroupés sous le terme englobant d’« Indiens », ceux-ci sont représentés par un ensemble de stéréotypes réducteurs et essentialisants : entre autres, ils arborent la coiffe de plumes et l’arc à flèche, ils sont généralement belliqueux et existent surtout en fonction de la présence européenne. Les seules distinctions émises entre les nations autochtones se constatent entre les Hurons et les Iroquois, respectivement définis comme les alliés des Français et les ennemis « cruels », ainsi qu’entre les « Indiens » et les « Esquimaux », ces derniers étant considérés comme distincts de par leur position géographique nordique. Ils semblent aussi représenter les seuls Autochtones à exister dans le présent, alors que toutes les autres nations sont presque exclusivement confinées au passé.

Que trouve-t-on sur les images ?

Les Indiens de la Nouvelle France : Nous retrouvons ici une claire distinction entre « les Hurons » et « les Iroquois », ces derniers n’étant définis que par leurs caractéristiques guerrières. Cela explique probablement le choix de proposer une activité autour de la figure du « Huron », qui devient la représentation authentique et unique du « bon indien » que les enfants apprennent à identifier dès un bas âge.

Kimo : Dans cet exercice à colorier, on retrouve le personnage de « Kimo », jeune enfant habillé chaudement pour jouer dehors, ressemblant ainsi « comme deux gouttes d’eau à un petit esquimau ». Le nom du personnage de « Kimo » se comprend comme étant le suffixe d’« esquimau », créant ainsi un parallèle entre ce jeune bien habillé pour jouer dehors et un enfant inuk. Ce dernier est représenté selon des clichés — il porte un gros manteau d’hiver avec un col en fourrure et pêche sur la glace — et une apparence physique qui le distingue de « Kimo » — des petits yeux bridés. « Kimo » est donc présenté comme un enfant aimant jouer dehors et se plaisant à pratiquer des activités hivernales, toutes des caractéristiques qui sont directement associées à un jeune Inuk, habillé identiquement, mais se distinguant seulement par l’activité qu’il pratique (la pêche) et par ses yeux bridés.