Des enfants d’hier racontent

Jeunesse d’hier, voix d’aujourd’hui : une histoire orale de la jeunesse togolaise des année 1950-1960

Par Edith Agli Kossi, 2022.

L’objectif de cette étude est de présenter la vie d’adolescent(e)s et de jeunes des années 1950 et 1960 au Togo afin d’exposer le vécu de ces derniers.ières pour apporter un volet international à l’analyse produite sur ce site. Pour se faire, une entrevue orale a été faite avec deux personnes (un homme et une femme) qui sont nées entre les années 1950 et 1960 au Togo et qui y ont vécu. Deux principales thématiques sont sorties de notre discussion : (I) l’enfance, le milieu et les conditions de vie ; (II) les réalités ludiques.

Cette présentation est émaillée par des citations issue des entrevues et analysées à partir de l’histographie.

Portrait des interviewé(e)s

  • Nous avons d’abord Yao, marié et père de quatre enfants ; il est né le 2 mai 1957 à Lomé, la capitale du Togo, et y a vécu jusqu’à l’âge de huit ans, avant de rejoindre son oncle dans un petit village (Agbonou) dans la région des plateaux. Issu d’une famille polygame de 12 femmes et d’une fratrie de 18 enfants, Yao est originaire du groupe ethnique mina. Lui et sa famille ont vécu une vie précaire à l’image de la vie de la majorité de la population à cette époque. Son père était un instituteur agronome et sa mère une commerçante.
  • Puis Ayaba, mariée et mère de quatre enfants : née le 30 mars 1960 à Lomé, elle y a vécu toute sa jeunesse. Fille d’un père agriculteur-pécheur et d’une mère commerçante, Ayaba est issue d’une famille de cinq enfants (quatre filles et un garçon). Elle est une descendante de l’ethnie Bé (le groupe autochtone). Tout comme Yao elle a vécu une vie précaire.

Il faut préciser qu’il s’agit ici de pseudonymes. Chaque participant.e a signé un formulaire de consentement dans lequel iel accepte de participer au projet en sachant que ses propos seront analysés et mis en ligne de manière anonyme.

Une enfance au Togo (1950-1960) : retour sur les valeurs éducatives traditionnelles

Grandir dans un environnement dans lequel les valeurs traditionnelles sont dominantes n’a pas été indulgent. La cohérence sur l’uniformité des principes éducatifs est la base qui régissait la société togolaise. La famille est alors la source de base de la société. Elle façonne l’enfant dès son jeune âge et l’avenir de ce dernier est tributaire des conditions socio-économiques de sa famille. L’enfant est le facteur de socialisation par excellence. Mais très souvent, par exemple dans les familles polygames comme celle de Yao que j’ai interviewé, la cohabitation est sérieusement menacé. Yao se rappelle en ces mots : 

Je suis né d’une famille polygame. Ma mère était la cinquième femme de mon père. Il avait 12 femmes au total et 16 enfants. Je n’ai pas grandi avec mon père parce que ma mère a dû quitter son foyer pour retourner vivre avec son père.

Les acquis historiques sont les valeurs qui se sont acquises et qui se sont perpétuées d’âges en âges et dont la validité s’est confirmé au-delà des changements sociaux des horizons temporels et culturels récents. Les valeurs transmises aux jeunes des années 1960 que j’ai interviewé sont : la suprématie de la collectivité sur l’individu ; la solidarité responsable ; le respect dû aux ainés et aux vieillards ; le travail collectif et communautaire. Il y avait aussi les valeurs associées aux qualités morales telles que le courage, l’honnêteté, l’obéissance, la politesse, le sens de responsabilité, l’intégrité et j’en passe.

L’éducation traditionnelle et l’autorité parentale

Au Togo, l’éducation n’est pas question de « personnes », de « parents », de « proches », etc… c’est une question de collectivité. Les enfants sont parfois appelés à grandir loin de leurs parents chez un proche membre de la famille ou juste avec un tuteur qui s’engage auprès des parents pour assurer son éducation.

Yao : À 8 ans j’ai quitté ma mère pour rejoindre mon oncle paternel à Agbonou un petit village d’Atakpamé où j’ai fait mon parcours primaire et secondaire avant de retourner vivre avec mon père après le secondaire.

Ayaba : Après le départ de ma mère, mon père nous a confié moi et ma sœur à ma tante avec qui j’ai grandi. J’ai vécu avec elle jusqu’à mon mariage. Ce n’est qu’après ça que je l’ai quitté pour rejoindre mon mari.

« Ce n’était pas si pire mais j’en aurai voulu une meilleure ». C’est avec cette phrase qu’Ayaba nous résume ses ressentis par rapport à l’enfance qu’elle a vécu. Non seulement l’éducation était stricte et disciplinaire, elle aidait à la maintenir dans une position de soumission et de crainte vis-à-vis des parents, de la famille et des ainé(e)s, se rappelle-t- elle.

Quand une personne âgée parle l’enfant ne répond pas ; on baisse la tête devant un ainé, quand on te reproche des faits même si tu as raison on ne réplique pas aux accusations d’un ainé…

Cette citation d’Ayaba exprime bien l’ampleur du poids de la tradition dans le système éducatif de la petite enfance au Togo. Ce poids est de deux catégories : celles liées à l’éducation traditionnelle c’est-à-dire aux méthodes, aux principes, et aux techniques de l’éducation traditionnelle et celles relatives aux contenus transmis par l’éducation. Pour appréhender l’idée de cette autorité il faut comprendre ici que la parole des parents, des ainés, et spirituellement des ancêtres transmis par les oracles, sont automatiquement vérité.

Dans l’article «L’autorité éducative en questions dans le contexte togolais ? Une recherche en milieu éwé-watsi», Nassira Hedjerassi et Abaly Hodanou, illustrent cela de façon imagée par une métaphore d’un sage burkinabé : selon lui « l’éducation d’aujourd’hui passe dans un monde de cane » (Hedjerassi et Hodanou, 2007, p. 2). Elles poursuivent « alors que la poule marche à la tête de ses poussins comme pour leur servir de guide, la cane suit plutôt les canetons, comme pour mieux veiller sur eux » (Hedjerassi et Hodanou, 2007, p. 2). Cette illustration explique les changements qui sont intervenus dans le système éducatif. Cela suscite des réflexions sur l’autorité éducative.

Les activités ludiques

Je ne saurais nommer une activité qui était la plus pratiquée par les jeunes. Les enfants les pratiquaient toutes autant qu’elles sont. Les enfants étaient très créatifs, n’ayant pas toujours accès à des jouets, iels activent leurs esprits créatifs pour créer et imaginer des jeux. Ça leur permet de ne pas être limité : de danser, de bouger, de se faire plaisir et laisser aller la machine imaginaire. Allons à la découverte de certains de ces jeux :

  • Ampé : pratiqué par les enfants en âge scolaire, ce jeu peut avoir jusqu’à 10 joueurs ou joueuses. Il ne nécessite aucun équipement, juste une bonne forme physique et de l’énergie. Le chef et un autre joueur sautent, tapent les mains et lèvent les pieds au même Si le chef et le joueur lèvent le même pied le joueur a un point.
  • Collecte de billes ou Langan Buri : pour ce jeu il faut être deux ou plusieurs joueurs et avoir des cailloux. Les joueurs se mettent en cercle et à tour de rôle ils lancent les cailloux. L’objectif est de collecter le maximum de billes. 
  • Le cache-cache : vous pouvez être plusieurs joueurs. Le cacheur attache à l’aide d’un foulard les yeux d’un des joueurs et les autres se L’objectif : celui aux yeux bandés doit retrouver tous les autres joueurs cachés. Une fois qu’on te découvre, tu es le prochain à chercher.

Yao se rappelle les activités et jeux de son enfance :

« Les heures de récréation sont notre meilleur moment. C’est le moment où [on] se retrouve entre nous pour jouer. Une fois à la maison c’est rare qu’on nous laisse sortir parce qu’on avait beaucoup de travaux à faire. Parfois pour pouvoir se retrouver et jouer ce n’est pas bien (rires) on mentait à nos parents que nous avions des cours du soir ou des groupes de travail à l’école ».

Ayaba se rappelle en ces mots les temps libres de sa jeunesse :

« J’accompagnais ma tante au marché tous les jours, entre les travaux domestiques et le marché le seul temps libre que j’avais c’est pour aller à l’église le dimanche. Je voyais les autres jouer mais je ne pouvais pas. Quelquefois entre nous à la maison mais jouer ne faisait pas partie de notre quotidien ».

Même si le rôle de l’Église n’est pas à ignorer, il n’a pas été bien grand pour les activités sociales des jeunes comme cela était le cas au Québec à l’époque. La priorité de l’Église à l’époque était l’évangélisation et l’alphabétisation. Les organisations et regroupements religieux sont alors presque inexistants. Les seuls rassemblements sont les cultes du dimanche et la catéchèse. Néanmoins les organisations religieuses organisaient de temps à autre des activités pour rassembler les enfants et les initier à quelques activités comme la danse, le football, les jeux de sociétés … Ces activités sont rares parce qu’il était difficile de rassembler les enfants. En effet, il était difficile de convaincre les parents de laisser les enfants participer à ces activités.

D’une manière générale, la pratique ludique varie selon les environnements. Il y a des jeux qui sont plus pratiqués dans les villages que les villes, et vice versa. En arrivant à Agbonou, Yao découvre des activités qu’il ne pouvait pas pratiquer lorsqu’il était à Lomé. Par exemple : sortir s’amuser sous la pluie, les danses autour du feu, les soirées de contes, etc.

« Je me souviens que lorsque la pluie se préparait à tomber on sortait tous avec les vieilles boites de conserve qu’on transformait en tam-tam, on battait les mains et dansait sur le rythme et des chansons »

« Si je devais faire un choix la meilleure partie de mon enfance était à Agbonou. Je me souviens des moments fous que l’on passait dans les champs, à l’école et en famille. À vous parler je le revis comme si c’était hier ».

C’est avec ces mots que Yao nous a résumé son enfance pour mettre fin à notre interview.

Jeunesse d’hier, voix d’aujourd’hui : une histoire orale de la jeunesse québécoise des années 1950 et 1960

Par Marc-Antoine Bouchard-Racine, 2021.

Afin d’enrichir notre compréhension de la jeunesse québécoise des années 1950 et 1960, j’ai mené trois entrevues d’histoire orale avec des personnes nées au début et à la fin des années 1940. Deux thématiques issues de ces conversations sont présentées ici : la pratique des loisirs ainsi que la guerre froide et l’actualité internationale. Cette présentation est agrémentée de citations tirées des entrevues et analysées à partir de l’historiographie.

Portraits des interviewé.e.s :

  • Nous avons d’abord Roger*, un homme né en 1949 dans un petit village d’Abitibi-Ouest. Roger est l’aîné d’une famille nombreuse, avec une fratrie de 8 frères et sœurs, et vivant dans des conditions socio-économiques précaires. Ces conditions sont typiques de la vie à la campagne des premiers colons de la région. Son père était travailleur saisonnier pour le ministère de la Colonisation et s’occupait de la terre en faisant vivre sa famille de l’agriculture, alors que sa mère gérait le foyer.
  • Ensuite, Armand, un homme né en 1941 à Rouyn et ayant grandi dans cette même ville. Ce dernier provient également d’une famille nombreuse, étant parmi les plus jeunes d’une fratrie de 11 frères et sœurs. Armand est issu d’un milieu ouvrier dans lequel plusieurs membres de la famille travaillent dans la petite entreprise familiale. Son père a pratiqué plusieurs métiers, notamment celui d’épicier, de mineur et de bûcheron, alors que sa mère était femme au foyer.
  • Enfin, Louise, une femme née en 1949 à Montréal et ayant grandi dans la métropole. Aînée d’une fratrie de 6 enfants, Louise provient également d’une famille ouvrière dans laquelle le père multiplie différents emplois, notamment ceux d’électricien et de débardeur au Port de Montréal.

*Il faut préciser qu’il s’agit ici de pseudonymes. Chaque participant.e. a signé un formulaire de consentement dans lequel iel accepte de participer au projet en sachant que leurs propos seront analysés et mis en ligne de manière anonyme.

Les loisirs

Adaptation du rôle de l’Église

Les différentes activités sportives et culturelles organisées par l’Église pour les jeunes viennent témoigner de l’adaptation qu’elle a connue quant à son rôle dans la société québécoise. Elle s’est impliquée auprès des jeunes et a adopté un nouveau rôle actif auprès d’eux en organisant différentes activités favorables à leur socialisation, notamment des sports, du cinéma après la messe ou encore des danses.

Comme nous renseignent Robert Cadotte et Anik Meunier avec leur ouvrage L’école d’antan (1860-1960) : découvrir et se souvenir de l’école au Québec, dans les années 1950, les organisations religieuses parascolaires sont encore présentes et très actives dans les écoles du Québec (Cadotte et Meunier, p. 25). On y retrouve, entre autres, les Enfants de Marie, la Ligue du Sacré-Cœur ou encore la Jeunesse étudiante catholique (JEC). L’une des plus connues, notamment à cause de leurs costumes, est celles des Croisés et des Croisillons (Ibid.). Comme se souvient Louise :

Dans ce temps-là, il y avait des regroupements de jeunes. Moi pis ma sœur on a été Croisillons, pis on a été Croisées. On avait une belle p’tite cape avec un p’tit béret bleu avec une croix.

fond maurice richard
Photo de groupe des petites "Croisées", La Tuque, 19--?. Crédit : BANQ

On attend des jeunes qui font partie de cette organisation d’assister à différentes messes sur une base régulière, et parfois aussi, de participer à différents évènements tels que des professions de foi.

Si la présence de ces organisations demeure importante, l’expérience de Roger, dans son village d’Abitibi-Ouest, démontre autre chose. Son histoire illustre bien l’implication nouvelle de l’Église au sein de la paroisse, mais elle est également révélatrice des différentes fonctions sociales que le curé occupe dans le village :

Le curé, dans le temps, c’était lui qui s’occupait des loisirs. C’est lui qui s’occupait de venir faire nettoyer la patinoire, c’est lui qui venait arbitrer nos parties de hockey. Il voulait des fois organiser des parties de hockey contre d’autres villages. La religion pis le contact avec le monde, il avait son gros mot à dire, il s’en mêlait beaucoup.

« Il s’en mêlait beaucoup ». C’est dans ces termes que Roger résume l’implication du curé dans la vie sociale, sportive et culturelle du village. Non seulement il aidait à entretenir les installations extérieures permettant la pratique de sports d’hiver, il s’impliquait activement dans les parties de hockey en tenant le rôle d’arbitre. On peut supposer qu’il aimait particulièrement cela, quand Roger nous dit :

Il nous faisait manquer l’école pour aller jouer au hockey. T’as 12-13 ans, pis t’as une journée, un avant-midi complet où tu joues au hockey, tu t’en rappelles.

Il nous faisait manquer l’école pour aller jouer au hockey. T’as 12-13 ans, pis t’as une journée, un avant-midi complet où tu joues au hockey, tu t’en rappelles.

On comprend bien ici les nouveaux rôles que s’attribue le curé du village en milieu rural. À Montréal, l’église pouvait servir de lieu de rencontre et de socialisation pour les jeunes, comme l’a découvert Roger en arrivant dans la métropole pour la première fois, âgé de 19 ans :

En y allant (à l’église), des fois, le curé disait: “Samedi prochain, il va y avoir une soirée pour les jeunes qui ont pas d’amis, qui sont seuls, qui s’ennuient. Il va y avoir de la musique, de la danse…”. Le curé était pas là nécessairement, mais c’est lui qui organisait ça.

En arrivant à Montréal depuis l’Abitibi, Roger avait l’habitude d’aller à l’église parce qu’il ne connaissait personne, ni famille ni amis. Au lieu d’arbitrer le hockey, le curé propose d’organiser différentes soirées ludiques faites de musique, de danse ou encore de cinéma. Ce genre d’activités lui a permis de faire de nouvelles rencontres et de créer des liens avec d’autres jeunes de son quartier.

Cette implication de l’Église envers le cinéma au Québec, notamment avec le développement de ciné-clubs étudiants, a été étudiée par Olivier Ménard dans son mémoire de maîtrise. Ce dernier y soutient qu’on peut comprendre le ciné-club étudiant au Québec comme un véhicule d’ouverture à la modernité culturelle, qui s’est développé au départ dans la perspective des efforts de la JEC et de l’Église de s’approprier le médium du cinéma. Cette mission se justifiait alors dans l’optique de lutter contre l’ignorance, l’inaptitude et la passivité de la population, surtout la jeunesse.

Différences dans la pratique des loisirs entre un milieu citadin et un milieu rural

Le milieu dans lequel grandissent les jeunes influence évidemment l’environnement auquel ielles ont accès pour la pratique de leurs loisirs. En ce sens, il est intéressant de comparer l’expérience des différentes personnes interrogées ici. Un provient d’un petit village rural, un autre d’une ville de région et une dernière de la métropole. Nécessairement, les loisirs pratiqués par chacun.e diffèrent. Armand, par exemple, raconte la place importante qu’occupait la chasse pour ses frères et lui en grandissant :

Mon père, en étant chasseur et trappeur, il nous a élevés là-dedans. On a toujours été à la chasse quand on était jeunes. (…) C’était les loisirs du temps.

La chasse, la trappe et la pêche étaient des activités pratiquées par son père, qui les a transmises à Armand et ses frères, qui ont « grandi là-dedans ». Ces activités demeuraient alors fortement genrées :

 Aucune fille n’est jamais venue à la chasse avec nous. Je pense que ça les intéressait pas.

Alors qu’Armand et ses frères passaient beaucoup de temps en forêt à faire des activités que leur mode de vie en région leur permettait de pratiquer, Louise, jeune Montréalaise de 18 ans, passait l’été à Expo 67. Elle décrit son expérience ainsi :

 Le plus bel été. On avait la passe. Je pense qu’on y allait 7 jours par semaine, sinon c’était 6. Voir autant de monde… Tu changeais de pavillon, t’avais l’impression de changer de monde. (…) Tu rentrais là pis c’était tout habillé de costumes traditionnels… C’était pareil comme si on visitait d’autres pays nous autres.

On peut imaginer la richesse de l’expérience que cette jeune femme a alors vécue[1]. Avoir accès à un évènement international de cette envergure ne laisse certainement pas indifférent.e. À la lumière du souvenir de Louise, on peut rappeler la thématique au cœur d’Expo 67 : Terre des hommes. Ce thème cherchait à présenter tous les habitants de la terre comme n’appartenant qu’à une seule espèce, l’« Homme », figure à la fois singulière et ambitieuse (Richman Kenneally et Sloan). Cette perspective permit à nombre de différences géopolitiques, ethniques ou religieuses d’être réduites à des clichés insignifiants, tout en séduisant les visiteurs et visiteuses et en leur donnant l’impression que la terre appartenait collectivement à l’humanité, à l’« Homme » (Richman Kenneally et Sloan, p. 5).

Les sports ont également pris beaucoup de place dans la pratique des loisirs au quotidien chez les personnes interrogées, en milieu rural surtout. Ainsi, Roger se souvient :

J’étais un maniaque de sport. À la maison, on n’avait pas de livres. (…) Avec qu’est-ce qu’on avait, on se débrouillait. (…) On avait des jeux de quilles, on se faisait des bâtons de hockey avec ça pis on prenait des balles de plastique ou des têtes de poupées de nos sœurs (rires). Pis on se faisait un but avec un lit superposé.

Loin des services culturels et n’ayant pas de livres à la maison, Roger raconte comment les sports, notamment le hockey, étaient pratiqués à la maison. L’été à l’extérieur, l’hiver à l’intérieur de la maison, toujours avec un équipement minimal et rudimentaire. Ce souvenir témoigne à la fois des possibilités qu’offrent les grands espaces de la campagne et des difficultés de son milieu. À 9 enfants et 2 adultes dans une maison de 3 chambres, la cohabitation et les loisirs étaient nécessairement plus difficiles en saison hivernale. À Rouyn, Armand aussi jouait au hockey régulièrement :

 Après le chapelet, c’était les vacances pour toute la famille. Les gars partaient, on avait une patinoire dans la cour. Ça allait jouer au hockey, à la balle, ça allait courir dans le bois.

Pour Armand et ses frères, la fin du chapelet sonnait la cloche pour aller dehors jouer au hockey ou au baseball. Malgré le fait que sa famille et lui habitaient en ville, le fait qu’ils avaient une patinoire dans la cour témoigne encore une fois des possibilités offertes par la vie en région, à cette époque.

 

[1] Louise se souvient également d’un avertissement que sa mère leur fait, à elle et ses sœurs : « Faites attention quand vous allez aux toilettes, y’a la traite des Blanches ». Sur l’objectification des femmes à l’occasion d’Expo 67, voir Aurora Wallace, « Girl Watching at Expo 67 », dans Expo 67 : Not Just a Souvenir (Toronto : University of Toronto Press, 2010).

Accessibilité des activités culturelles

En termes d’accessibilité des activités culturelles, la ville de Rouyn se démarque. À une époque où il n’y avait pas encore de téléviseurs dans la plupart des foyers, les salles de cinéma étaient une véritable fenêtre sur le monde et ont joué un rôle important pour briser l’isolement d’une population vivant en région éloignée (Radio-Canada, 6 décembre 2016). Armand en sait quelque chose :

On a eu les cinémas nous autres à Rouyn. Le cinéma Paramount, le cinéma Capitol, le cinéma Montcalm… Le mercredi soir, nous autres chez nous, c’était la soirée cinéma avec mon père. Lui y allait, pis les gars qui voulaient y aller y allaient. Le jeudi, c’était ma mère qui y allait avec les filles.

La famille d’Armand faisait deux sorties au cinéma afin de permettre à l’un ou l’autre des parents de demeurer à la maison avec les plus jeunes, ou encore pour s’occuper du magasin familial. C’est quand il a commencé à travailler lui aussi qu’Armand s’est mis à payer lui-même ses sorties au cinéma, qu’il affectionnait particulièrement :

À Rouyn, les films changeaient deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Quand j’ai commencé à travailler à temps partiel (…), je faisais 30 sous de l’heure, j’étais capable de me payer mon film tous les samedis soirs. Des fois, si c’était un bon western, j’y allais deux fois. Ça coutait 25 sous, on était capable de se le permettre.

L’habitude d’Armand et de sa famille était tout à fait typique de la fréquentation des cinémas de Rouyn à l’époque. En effet, au cours des années 1940, les villes de Rouyn et de Noranda comptaient à elles deux pas moins de sept salles de cinéma. Si Armand et sa famille fréquentaient l’un ou l’autre des cinémas de Rouyn régulièrement, ils ne devaient certainement pas être les seuls, puisqu’en 1949, la fréquentation des cinémas atteint un sommet avec 759 000 entrées. Il s’agit d’une moyenne de 35 entrées par habitant.e, un sommet au Québec, témoignant de l’engouement particulier de la population de la région envers le 7e art (Robert, p. 1). Le Théâtre Regal, premier cinéma de Rouyn, ouvre ses portes en 1925, avant même la première église du secteur. Il est le premier également à l’époque à diffuser des films américains, faisant, sans grande surprise, réagir l’Église.

À Montréal, Louise fréquentait régulièrement le théâtre lors de sorties culturelles avec l’école, alors qu’elle était en 11e année. Elle se rappelle être allée voir la pièce « Un simple soldat », de Marcel Dubé, et d’avoir fait un compte-rendu de cette dernière. Ici aussi, son expérience rend compte d’une grande accessibilité des activités culturelles, cette fois-ci dans la métropole.

Si Armand allait au cinéma chaque semaine, et Louise au théâtre une fois par mois à une certaine période, Roger ne pouvait certainement pas en dire autant, lui qui vivait dans un village où le cinéma le plus près se trouvait dans la ville située à 16 km de chez lui. Il était donc plutôt porté vers la musique :

Dans le temps des Beatles, je m’étais acheté un petit tourne-disque, avec des disques. J’écoutais ça dans ma chambre, avec la radio aussi. Je réussissais à pogner des postes qui étaient loin, tard le soir, avec un radio portatif. (J’écoutais les postes de) North Bay, Buffalo… Ce que j’écoutais de chez nous c’était des chansonniers, ou sinon de la musique américaine ou anglaise.

L’expérience des découvertes musicales de Roger, via son petit tourne-disque et sa radio portative, témoigne à la fois d’une distance importante dans l’accessibilité des activités culturelles et d’une américanisation du divertissement, ici par la musique américaine qu’il réussit à capter. Ce phénomène d’américanisation se perçoit également dans les films favoris d’Armand au cinéma : les « bons westerns » de John Wayne ou de Clark Gable.

La guerre froide et l’actualité internationale

Crainte d’un conflit mondial et sentiment d’instabilité senti par les jeunes

Le contexte de guerre froide était bien senti au Québec par les jeunes. L’actualité internationale, à certains moments, résonna particulièrement chez eux. C’est le cas notamment de Roger, qui se souvient avoir eu connaissance de la crise des missiles de Cuba (1962) alors qu’il était à l’école :

La crise des missiles de Cuba… C’était quasiment la fin du monde. Ça se parlait à l’école. Ils nous faisaient prier pour pas que les Russes nous envahissent. Ça faisait peur.

Le contexte de la crise est perçu par Roger et ses camarades comme déstabilisant. On sent les adultes inquiets, on leur demande de prier. C’est une grosse charge à porter pour un enfant que de prier pour éviter que l’ennemi perçu ne vienne envahir le pays. La prière en guise de protection face à un danger d’escalade de violence dans le contexte de la guerre froide est un bel exemple du croisement entre la religion et l’actualité internationale. Censée procurer un sentiment de sécurité, elle vient plutôt créer de l’anxiété et de la peur chez les jeunes sur ce qui pourrait se passer si un conflit éclatait entre les États-Unis et l’Union soviétique. Nous pouvons imaginer et comprendre la peur vécue par les jeunes.

L’année suivante, John F. Kennedy se fait assassiner. Le sentiment d’instabilité et de peur, déjà senti auparavant avec la Crise de Cuba, est de retour :

Quand JFK est mort, la terre a arrêté de tourner.

Encore une fois, le contexte est perçu comme déstabilisant par les jeunes, qui ont conscience que quelque chose de majeur vient de se produire et que leur quotidien pourrait en ressentir les conséquences. Le tout, au final, à cause d’évènements internationaux se déroulant assez loin du Québec, mais pas assez pour laisser les gens indifférents. L’ouvrage Cold War Comforts: Canadian Women, Child Safety, and Global Insecurity, 1945-1975, de Tarah Brookfield, est intéressant pour comprendre le rôle joué par les femmes canadiennes durant la guerre froide. L’implication des femmes envers la paix et la sécurité durant cette période rend compte de leurs préoccupations pour la survie des enfants, ainsi que pour la protection de leur santé et sécurité.

Il ne fait pas de doute que la crainte et l’insécurité ressenties par les adultes se reflètent chez les jeunes. En regardant vers l’adulte, normalement censé représenter la sécurité et l’assurance, l’enfant ne peut que partager ces émotions dans un contexte aussi incertain. On comprend alors toute l’ampleur du sentiment d’instabilité habitant la société, ici québécoise, à la lumière d’évènements internationaux liés au contexte de la guerre froide.

La peur de la bombe atomique

L’incertitude et l’anxiété causées par la possibilité d’une guerre entre les États-Unis et l’Union soviétique s’accompagnent également d’une peur bien particulière, à savoir celle de la bombe atomique. Suite au visionnement d’un reportage sur Hiroshima à la télévision alors qu’elle a 16 ans, Louise raconte la grande peur qui l’habite :

J’ai tellement eu peur de mourir, ça avait pas de sens. Je voulais pas me coucher pis m’endormir parce que j’avais peur de pas me réveiller. (…) Je me rappelle que ça a commencé la journée de mes 16 ans. Je suis née au mois d’août. Au mois d’août quand le soleil se couche, ça devient rouge rouge rouge… Même la nuit, j’étais convaincue que la guerre était déclarée.

La peur de Louise était telle qu’elle redoutait de dormir et était angoissée à la vue du ciel rouge du mois d’août. Comme pour Roger, on comprend ici toute l’ampleur des émotions vécues par les jeunes de l’époque à l’idée d’une escalade de violence menant à un conflit mondial. Au Québec comme ailleurs, la peur de la bombe atomique et des radiations émergea suite à l’explosion des premières bombes (Cornett, p. 54). La stratégie du gouvernement américain pour contrer la peur chez sa population a été de produire des films axés sur la défense nationale (Ibid., p. 55), lesquels étaient souvent adressés directement aux enfants sous la forme de dessins animés (Ibid., p. 57). L’idée derrière cette stratégie était qu’on pensait les enfants enthousiastes à l’idée de pratiquer des techniques de survie nucléaire, croyant qu’ils les partageraient naturellement ensuite avec leurs parents et leurs familles. Le but recherché par le gouvernement américain était alors de calmer les peurs à travers l’éducation de la population, entre autres en misant sur la réception et la participation des enfants à de telles mesures. 

Or, à la lumière du souvenir de Louise, c’était grandement sous-estimer les émotions intenses que peut procurer la peur de la bombe atomique chez les enfants à cette époque. Quelques années plus tard, au Québec et au Canada, la population pouvait se renseigner auprès des Onze étapes pour la survivance, un document publié par le ministère de la Défense nationale en 1969. Il s’agissait d’un petit cahier s’adressant à la population afin de les outiller en cas d’attaque nucléaire. On y lit que grâce à ces onze conseils, « vous pouvez augmenter de beaucoup votre propre protection et celle de votre famille » (ministère de la Défense nationale, 1969).

À consulter aussi, en lien avec la peur du nucléaire au Québec : Radio-Canada, «La peur du nucléaire chez les Canadiens dans les années 60», 29 septembre 2017.