La littérature scoute canadienne-française :

une autre « jeunesse de papier »

Par Noël Auguste, 2022.

     

Claire, François, Stella Maris, Hérauts ainsi que les autres revues de notre corpus de sources sont, à l’instar de la majorité des magazines, une littérature de niche. Publiés grosso modo entre 1945 et 1965, ils sont destinés à un lectorat constitué d’enfants et adolescents francophones et catholiques, vivant au Québec et dans les diocèses situés hors province (Alberta, Manitoba, Ontario, Nouveau-Brunswick). Elles ne sont cependant pas les uniques « jeunesses de papier » de l’époque, car le scoutisme en a également fait naitre.

Brève histoire du scoutisme au Québec

Né à l’époque d’une Grande-Bretagne qui craint la déliquescence morale et citoyenne de sa jeunesse, le scoutisme est officiellement créé en 1907, sous la houlette de Baden-Powell[1]. Ce nouveau venu dans le milieu de la pédagogie prône une méthodologie d’enseignement résolument novatrice tout en affichant des valeurs définitivement traditionnelles et conservatrices pour l’époque, bien en phase avec l’impérialisme britannique triomphant. Parti d’une réflexion strictement militaire sur l’adolescence, basée sur son expérience coloniale, il développe un concept d’activité ludique et sociale de plein air, encourageant activité physique et dépassement de soi, développement de la personnalité et de l’autonomie, sens des responsabilités et de la discipline, apprentissage de la débrouillardise et découverte du monde, respect d’autrui et hygiène de vie personnelle.

Le scoutisme va essaimer spontanément et rapidement au sein de l’Empire, bientôt imité par plusieurs pays d’Europe pourtant sans essence culturelle anglo-saxonne comme la France, la Belgique, la Pologne ou la Suisse. En Belgique, les premières troupes neutres, respectant à la lettre l’approche de Baden-Powell, apparaissent dès 1910, talonnées par les troupes catholiques. En France, après quelques années de prolifération confuse et désordonnée, c’est en 1920 que nait officiellement la Fédération nationale des scouts de France.

Le Saint-Siège lui-même se laisse convaincre par la pertinence du nouveau mouvement de jeunesse lorsque celui-ci s’impose en Europe dans une « version catholique ». Faisant belle démonstration de son attachement à l’Église, le pape Benoit XV l’encouragea dès 1916 et Pie XI le reconnait officiellement en 1925. Au Canada, c’est naturellement dans les provinces anglophones que débute l’implantation du scoutisme avant la Première Guerre mondiale. Ottawa voit même apparaitre sa première troupe « catholique » dès 1918, sous l’œil bienveillant d’un establishment convaincu par les qualités du mouvement, et surtout grâce au soutien plus latitudinaire des évêques des diocèses situés hors province de Québec.

[1] Le sujet est riche, passionnant et abondamment documenté. Pour en savoir plus, plongez-vous dans les ouvrages listés en bibliographie.

Au Québec, où l’Église est maître en matière d’éducation et où le nationalisme ambiant se méfie du voisin anglophone et protestant, l’apparition du scoutisme est initialement perçue comme une menace pour l’identité canadienne-française et une source certaine de corruption pour sa jeunesse.

La même crainte britannique pour l’avenir de la jeunesse étreint pourtant le Québec comme le reste de l’Occident. L’exode rural et l’industrialisation ont généré des populations paupérisées, démoralisées, jugées en perte de repères sociaux, pour lesquelles la pastorale traditionnelle devient inadaptée, voire insuffisante. Face à cette démoralisation urbaine et afin de préserver la société des déviances, l’Église va tâcher d’encadrer la jeunesse, première victime de « l’affaiblissement du rôle éducatif des familles ouvrières » (Rosaert et Scaillet, 2002, p. 13 et 53) . En Belgique va naitre la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), exportée au Québec par le père Henry Roy pour ensuite être déclinée sous différentes spécialisations par l’Action catholique dès les années 1920 : JAC (Jeunesse agricole catholique), JEC (Jeunesse étudiante catholique), JIC (Jeunesse indépendante catholique) , JUC (Jeunesse universitaire catholique). Mais devant la déferlante du scoutisme, et malgré les sévères griefs qui lui sont portés, soucieux de protéger ses acquis, son influence et finalement de garder le contrôle sur sa propre jeunesse, le clergé va finalement autoriser la présence du mouvement en ses diocèses moyennant son « indigénisation », son autonomie par rapport au mouvement anglo-saxon et sa « confessionalisation » catholique. Cette dernière sera plus radicale qu’en Belgique, où l’Église est mise à mal par le socialisme et le libéralisme. Différente aussi qu’en France, où l’enseignement est obligatoire, républicain et laïc depuis les lois de 1881 et 1882. L’Église canadienne-française, en imposant ses valeurs religieuses et ethnoculturelles et en verrouillant sa hiérarchie et son administration par un clergé de confiance, va créer de toutes pièces un scoutisme conforme au particularisme de la belle province tout en restant fidèle à l’idéologie pédagogique universelle prônée par Baden-Powell. La première troupe d’éclaireurs canadiens-français « Saint-Jean-Berchmans » voit le jour à Montréal en 1926 (Lafortune, 1983, p. 145).

Le roman scout est bien entendu un univers chrétien construit expressément pour l’émulation d’une saine jeunesse selon les préceptes de Baden-Powell et de l’Église. Les scénarios ont en commun de se dérouler dans des « milieux clos et idéalisés » (Lepage, 2000, p. 240) où « les idéaux sont universels et l’esthétique occidentale » (Michel, 2016, p. 622; Guérin, 1993, p. 60). Nonobstant ces orientations communes, nous pouvons déceler de subtiles nuances entre romans québécois et français. Les premiers, plus populaires, traitent davantage de la confrontation de l’adolescent à la nature. Les seconds, plus élitistes, exhibent un milieu à la « virilité » proche du militaire et nostalgique d’un passé noble et chevaleresque (Lepage, 2000, p. 246).

Importance de l’image

Revues et romans scouts se doublent d’un visuel qui va occuper une place majeure dans la représentation du mouvement et dans la circulation de son idéologie. L’illustration, en sa qualité d’expression polysémique, rehausse l’intrigue de détails, affiche les valeurs prônées dans des momentums clés et donne au lecteur matière à s’identifier au héros. Car l’image vit sa propre vie, celle que lui insuffle l’illustrateur, au-delà même du texte. Ce faisant, l’image du scout est investie d’une valeur symbolique, porteuse d’un exemple duquel chaque lecteur est convié à s’inspirer.

L’iconographie scoute au Québec, à l’instar du mouvement, n’a pas été grandement étudiée par les sciences humaines et à fortiori par l’histoire. Au mieux de nos connaissances, le constat est simple : illustrations et illustrateurs sont peu visibles et leur héritage encore faiblement mis en valeur. Pas ou peu d’ouvrages rétrospectifs, d’expositions, de collections facilement accessibles comme de travaux de recherche dans les domaines de l’histoire et de l’histoire de l’art. Silvie Bernier, dans Du texte à limage : Le livre illustré au Québec, nous entretient cependant de l’univers iconographique scout et le décrit comme peu innovateur, idéalisé, proposant une vision stéréotypée du monde où les représentations traditionnelles et simplistes rendent l’image aisément compréhensible par le lecteur (Bernier, 1990, p. 104).

Il en va de même pour la grande majorité des illustrateurs étrangers, sauf pour le maître français de l’illustration scoute, Pierre Joubert, dont le nom est indissociable de la collection Signe de piste. Son œuvre, considérable en quantité et remarquable en qualité, tend à représenter le héros selon un certain archétype chevaleresque. À mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte, le personnage principal a entre 14 et 18 ans, physiquement beau, fondamentalement catholique et empreint d’une noblesse de titre ou de personnalité. Il est scout ou proche de ce milieu, dans lequel il entretient une sincère amitié pour ses frères d’aventure (Guérin, 1993, p. 53). Cet « apollon » vertueux du roman scout va fasciner des milliers de lecteurs durant tout l’âge d’or de la collection, jusqu’à la fin des années 1960, lorsque d’autres types de roman et de héros, comme Bob Morane, séduiront une nouvelle génération d’adolescents. Illustrateur de talent formé au dessin publicitaire, évolutif dans son style de dessin et convaincu du scoutisme, l’œuvre de Joubert semble de nos jours mieux survivre que la littérature qu’il a illustrée.

Quelques mots pour conclure

Au terme de cette courte escapade au cœur de la littérature scoute canadienne-française, il nous faut préciser que, malgré les contraintes dictées, le mouvement a contribué à jeter les bases de la Révolution tranquille en permettant à toute une génération d’adolescents de grandir dans un contexte de moindre censure de l’Église. Un clergé convaincu de sa mission pédagogique, mais prêt à des concessions mesurées a su encadrer ce virage majeur de l’éducation.

Parmi ces jeunes en culotte courte, coiffés du chapeau typique de Baden-Powell, seriez-vous étonné de trouver Jacques Parizeau, Hubert Reeves, Robert Charlebois et Jean-Paul Riopelle?