Le courrier des lecteurs
Une journée dans la vie de …
« Après avoir lu et analysé toutes les questions publiées dans le courrier des lecteurs « Marie-Claire » de notre corpus, je vous présente un récit fictif dépeignant la vie de trois enfants de cette époque. Basées sur les thèmes abordés et les réponses que la revue Stella Maris apporterait, ces entrées de journal intime donnent un aperçu de la vie quotidienne de jeunes filles et garçons qui tentaient de naviguer dans la vie. Bonne lecture! » – Jessica Vanier, 2021.
7 septembre 1959, au matin
Cher journal,
C’est mon treizième anniversaire aujourd’hui et j’ai hâte de voir ce que la journée me réserve. Malheureusement, le premier ministre Maurice Duplessis est aussi décédé aujourd’hui. Mes parents sont bouleversés, car ils appréciaient beaucoup ses investissements dans le système scolaire catholique. Malgré tout, ils m’ont quand même promis qu’on irait ensemble au cinéma. J’ai très hâte, mais j’espérais pouvoir organiser une fête d’anniversaire. Je me trouve assez vieille pour ça, mais mes parents me voient toujours comme leur petite fille et ils préfèrent célébrer en famille. Pour l’instant, ça ne me dérange pas trop, mais il faudrait que j’aie une discussion sérieuse avec eux bientôt.
En tout cas, je dois confesser quelque chose : chaque fois que je regarde un film, je tombe amoureuse de l’acteur qui joue le personnage principal. Suis-je folle? Je ne sais pas comment m’en empêcher. Par exemple, j’adore Michel Louvain. Je sais qu’il est plus vieux que moi, mais il a une si belle voix! C’est mon chanteur préféré en ce moment.
Ce soir, papa m’a promis qu’il ferait jouer un disque de jazz, ou même d’Elvis Presley. Je suis la seule à la maison qui aime ce genre de musique, alors ça me touche beaucoup que ma famille accepte de faire jouer mes chansons préférées. On se dispute souvent quand je fais jouer ma musique, mais aujourd’hui, c’est ma journée, alors je peux enfin écouter ce que je veux sans protestations. Papa m’a aussi dit qu’il me permettrait peut-être de regarder un film avec Shirley Temple, une jeune actrice que j’adore. Je me suis récemment découvert une nouvelle passion : la danse. Je ne suis pas douée du tout, mais j’aime écouter de la musique en dansant dans ma chambre. Peut-être pourrais-je convaincre papa de m’inscrire à des cours de danse?
Je dois admettre que vieillir me fait un peu peur. Par exemple, mes parents ont commencé à me parler davantage de mon futur, de ce que je veux faire plus tard. J’ai toujours voulu être hôtesse de l’air, mais je ne me suis pas encore informée sur les conditions d’admission. Si je ne réponds pas aux critères de beauté et de condition physique, je pourrais toujours devenir gardienne d’enfants professionnelle. Je m’occupe déjà de mes frères et sœurs plus jeunes quand maman sort, alors je suis sûre que je pourrais être bien payée si je devenais nounou. Je suis aussi très douée pour la couture. Ma mère et ma grand-mère m’ont montré comment habiller moi-même mes poupées. Maman me dit que toute jeune fille convenable doit apprendre à confectionner des vêtements, ce qu’on apprend à faire dans mes cours d’économie familiale. Peut-être pourrais-je gagner ma vie comme ça? Mais est-ce que c’est vraiment ce que je veux? Papa et maman me cassent les oreilles avec l’importance de me consacrer à mes études pour avoir un emploi respectable. Mais ces jours-ci, j’ai du mal à me concentrer et j’ai perdu tout intérêt pour mes devoirs. J’ignore mes travaux toute la journée, jusqu’à ce qu’il soit si tard le soir que je n’aie plus le choix de les faire. Et en plus de mon manque de motivation, j’ai tellement de corvées à faire à la maison! Je dois faire le ménage de toute la maison, et parfois je dois aider maman à cuisiner les repas. Pourquoi est-ce que je dois travailler fort pour avoir des bonnes notes à l’école et faire toutes ces tâches, alors que mon frère Réjean ne fait rien pour nous aider et ne fait que salir encore plus la maison? Je me demande si j’ai autant de responsabilités parce que je suis l’aînée, ou parce que je suis la seule fille de la maison.
Bon, je dois me préparer pour la journée. Je donnerai des nouvelles de mon anniversaire ce soir avant de me coucher.
-Danielle
Le 23 juin 1960, le midi
Je serai bref, car ma pause-repas est presque finie et, puisque le Parti libéral a été élu, je dois aller espionner les professeurs pour savoir comment cette victoire affectera le système scolaire. La dernière fois que je suis allé écouter aux portes, j’ai entendu que d’ici 1963, l’école ne serait plus gérée par l’Église. Je me demande si cela changera enfin l’enseignement dans notre école, qui met beaucoup d’emphase sur les valeurs catholiques D’aussi loin que je me souvienne, nos professeurs nous répètent que notre école enseigne des matières utiles pour les garçons, comme le cours commercial. J’espère toutefois qu’on gardera les cours de sciences, de religion et d’histoire.
En tout cas, ce n’est pas de cela que je voulais parler. Comme tu sais, je suis un garçon très timide et réservé, et j’ai du mal à prendre ma place en groupe. Je suis toujours nerveux de rencontrer de nouvelles personnes, peu importe leur sexe. Quand quelqu’un s’adresse directement à moi, je perds tous mes moyens! Eh bien, aujourd’hui, alors que je mangeais mon repas, un groupe de garçons qui passait près de moi m’a appelé « Patapouf ». Je me sens déjà mal chaque fois que je mange, car je sais que je vais engraisser encore plus, mais maintenant j’ai l’impression que je dois carrément m’affamer pour arrêter d’être humilié à l’école. Je ne veux pas arrêter de manger, mais je sens que je ne pourrai jamais me faire des amis avec ma timidité et mon embonpoint. En plus, je dois porter des lunettes depuis que j’ai six ans. Je suis découragé! Un intello dodu qui a du mal à prononcer une phrase sans bégayer, voilà ce que je suis.
Les quelques amis que j’ai – et je n’en ai pas beaucoup – ont commencé à m’exclure de leurs activités. Ils se réunissent la fin de semaine avec leurs amoureuses, mais moi, aucune fille ne s’intéresse à moi. La dernière fois que j’ai eu l’occasion de parler à une fille, j’étais incapable de prononcer un mot. Si j’écris tout ça dans mon journal, c’est que je ne sais pas à qui en parler. Les autres gars vont rire de moi et me traiter de mauviette, et mon père… je n’ose même pas imaginer ce qu’il penserait de moi s’il savait que je n’ai pas le courage d’inviter une fille à sortir avec moi! Maintenant que j’y pense, c’est depuis ce temps-là que j’ai commencé à ronger mes ongles de façon incontrôlable. J’imagine qu’il y a un lien entre les deux.
J’ai une autre confession à faire : il n’est même pas encore 13 h et j’ai déjà bu deux tasses de café et une boisson gazeuse. Je ne peux pas m’en empêcher! Je sais que c’est mauvais pour ma santé, mais le goût de ces boissons et l’énergie qu’elles m’apportent sont addictifs. Comment pourrais-je arrêter d’en boire et mettre fin à mon addiction?
Encore une preuve de mon incapacité à faire un homme de moi : ce soir, j’ai un rendez-vous chez le dentiste et je suis terrifié. Je dois me faire arracher une dent et j’ai peur que ça fasse si mal que je m’évanouisse. J’en donnerai des nouvelles à mon retour. J’aimerais tellement être comme mon grand frère, qui n’a peur de rien! Rien qu’hier soir, il a prouvé à quel point il est plus courageux que moi. Philippe a commencé à tenir tête à mes parents quand ils disent des choses qu’il n’aime pas, et il n’hésite même pas à dire des gros mots. J’ai remarqué que mes parents sont souvent sur son dos, puisqu’ils croient qu’il doit donner l’exemple. Moi, je pense que s’il aime vraiment maman et papa, il doit cesser de passer des remarques à tout bout de champ. Bon, il faut que j’y aille, je dois aller espionner les professeurs avant mon cours d’anglais. Malgré ma timidité, je suis toujours premier de classe, mais en anglais, je suis nul et je ne suis pas assidu dans mes devoirs.
Paul
Le 22 avril 1963, en soirée
Cher journal,
Comme tu sais, j’ai trois frères aînés avec qui je m’entends très bien. Ces temps-ci, maman est toujours sur mon dos, car elle trouve que je ne me comporte pas comme une fille normale. Qu’est-ce que ça veut dire, au juste? Papa n’apprécie pas que je participe aux activités de mes frères, comme le football et le rugby, ou quand on joue aux cowboys. Mes parents croient tous les deux que je devrais passer plus de temps avec des filles de mon âge, mais je ne m’entends pas bien avec celles de ma classe. Elles ne font que parler de tricot et de danse folklorique. Est-ce que quelqu’un peut me dire quel est le problème à être une tomboy? Je ne comprends pas, et je semble être la seule à penser comme ça. Pourquoi devrais-je être amie avec des filles qui ne s’intéressent qu’à fabriquer des poupées pour donner des spectacles? En plus, elles ne parlent que de maquillage, de mode et de bas de nylon! Et ce n’est pas que je n’ai pas essayé de me faire des amies. J’ai essayé de parler des choses qui m’intéressent, comme le sport et la lecture, mais c’est difficile d’avoir une conversation avec quelqu’un qui n’a aucun intérêt pour les choses qui me passionnent. Certaines de mes camarades dans mon cours de français ont même commencé à m’appeler « ti-gars », parce que j’aime le hockey. Ça me met tellement en colère, mais jamais je ne vais leur laisser savoir que ça me dérange. Si elles sont comme mes frères, leur montrer que ça m’affecte ne fera qu’empirer la situation.
Il y a quelque chose d’autre dont j’ai besoin de parler. Je ne suis pas à l’aise d’en parler à qui que ce soit, car personne ne comprendrait. Moi-même, je ne comprends pas vraiment comment je me sens… En fait, je pense que je n’ai même pas le droit de parler de ce genre de choses – pas en public, en tout cas. Je pense que, si je n’aime pas jouer avec les autres filles, c’est parce que je les aime plus que je devrais. Comme les garçons qui disent qu’ils ne veulent pas jouer avec les filles, mais qui les apprécient secrètement. La raison pour laquelle je pense ça, c’est que je n’ai jamais ressenti d’émotions aussi fortes que quand j’ai rencontré ma voisine, Patricia. Elle est emménagée la semaine dernière et nous sommes en train de devenir très amies, mais j’ai peur de ruiner notre amitié si j’essaie de me rapprocher d’elle. Je sais que mon père ne serait jamais d’accord, de toute façon. Il veut que je marie un gentil garçon. Je le sais, parce qu’il parle déjà de mon futur mariage le soir, au souper! J’ai seulement 14 ans, et papa me presse de questions sur le sujet depuis deux mois. Comment pourrais-je penser à me marier alors que j’ai constamment des devoirs de maths à faire? Pourquoi ne puis-je pas juste avoir un chien que j’aimerais pour le restant de mes jours? J’ai déjà promis à mes parents que j’en prendrais soin s’ils acceptaient d’adopter un chien, mais ils refusent. Il faut que je trouve une solution à ce problème, mais pour l’instant, je dois aller me coucher. Bonne nuit, journal, et fais de beaux rêves.
-Chantal
Courrier des lecteurs
Les jeunes ne sont pas que passifs lors de la consommation de revues jeunesse. En effet, nous pouvons voir l’interaction qu’ils et elles ont avec le contenu au travers des courriers des lecteurs. Les missives envoyées s’enquièrent de plusieurs thèmes : amour, amis, famille, autorité, loisirs et carrières s’entremêlent dans les écrits des jeunes qui sont publiés. Ce sont surtout des questionnements qui se présentent dans les pages de nos revues. Comment arrêter d’être impatiente?, demande une lectrice de Stella Maris. Comment changer « 1800 francs en argent canadien »? demande une autre. Les questions sont parfois plus sérieuses : Mimi, un nom de plume, se demande si elle doit écouter sa mère malade qui lui demande d’arrêter d’aller à l’école pour l’aider. D’autres fois, elles sont plus précises : « J’aime Michel Louvain à la folie, est-ce naturel? » Les questions tournent beaucoup autour de l’amélioration de soi et du respect de la morale de l’époque.
Ces écrits nous permettent d’entrevoir la voix des jeunes, mais il faut garder en tête que ce qui transparaît dans les revues n’est là qu’à la faveur des éditeurs. Le courrier des lecteurs demeure un endroit où le récit est contrôlé et où la ligne éditoriale doit être suivie. Cela est fait par la sélection des questions ou par la teneur des réponses qui sont parfois très moralisatrices. Même dans les rubriques où les jeunes répondent à d’autres jeunes, la même dynamique s’impose. Tout ça, évidemment, si les réponses et questions des jeunes proviennent réellement d’eux, et non des inventions des rédacteurs pour passer leur message.
Ces réserves faites, nous avons tout de même constaté que les courriers de lecteurs demeurent des espaces où les jeunes peuvent s’exprimer.
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International