Adaptation des fables de La Fontaine dans les revues catholiques canadiennes
Par Yvan Jauregui et Noé Leduc, 2022.
Je chante les Heros dont Esope est le Pere :
Troupe de qui l’Histoire, encor que mensongere,
Contient des veritez qui servent de leçons.
Tout parle en mon Ouvrage, & mesme les Poissons.
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes.
La Fontaine (Fables, p.1-2)
Comme en témoigne cette assertion, le fameux poète français du 17e siècle, Jean de La Fontaine (1621-1695), annonce, dès l’ouverture de son premier Livre le dessein de ses célèbres Fables : l’instruction des Hommes par la mise en exergue d’une morale que dessinent de courtes saynètes dans lesquelles se côtoient des animaux personnifiés. La lecture de ses œuvres s’ancre dès le 19e siècle dans le système scolaire français. Par cet usage pédagogique et didactique des fables dorénavant démocratisé, l’étude des écrits de La Fontaine se perpétue de siècle en siècle. La persistance de cette culture classique ne se cantonne toutefois pas aux frontières nationales ; elle concerne plus généralement l’espace francophone, notamment outre-Atlantique, à l’instar du Québec avant la Révolution tranquille. En effet, La Fontaine fait partie intégrante de la culture littéraire encensée par l’institution scolaire : durant le 20e siècle, le Fabuliste apparaît aux côtés de Victor Hugo (1802-1885) comme l’un des principaux auteurs utilisés dans les manuels de français. Son étude sert alors de multiples objectifs d’écriture, de mémorisation et de récitation. Sa grande diffusion ne se justifie pas uniquement par son esthétique classique, mais aussi par l’importance moralisatrice de ses apologues qui coïncident avec l’ensemble des valeurs conservatrices que prône le discours du clergé précédant les années 1960. Dès lors, La Fontaine connaît une dissémination totale dans la société, notamment auprès des jeunes par le biais de Radio-Collège dans les années 1940, mais aussi et surtout par les livres et revues jeunesse dans les années 1950.
Les fables de La Fontaine, adaptées par un certain Pierre Fontaine et illustrée par le célèbre Maurice Petitdidier, apparaissent dans onze numéros de Jeunesse et Hérauts en 1956 (vol. XLII, n°11, p. 12-15, 20 ; vol. XLIII, n°1-2, p. 4). Ce n’est qu’en 1958 qu’éclot Le Petit Héraut, revue détenant une visée explicitement moralisatrice et éducative réservée aux enfants de cinq à huit ans et réputée construite par des « éducateurs d’expérience » (Lectures, vol. 5, n°2, 15 septembre 1958, p. 1). Les mêmes fables prennent place au cœur du volume 2, soit l’année scolaire 1959-1960 (n°2-3, 6-8, 10-13, 16, 18-20). « La Cigale et la Fourmi » fait toutefois figure d’exception significative. En effet, alors que dans Jeunesse et Hérauts l’histoire est bien celle de Pierre Fontaine et Maurice Petitdidier, dans Le Petit Héraut, c’est une tout autre saynète. Cette nouvelle réécriture de la fable démontre la nécessaire adaptation de l’histoire en fonction du public visé. L’analyse des fables recomposées de Pierre Fontaine et Maurice Petitdidier publiées dans Le Petit Héraut et leur comparaison aux histoires originelles montrent que ces courtes histoires illustrées prennent place dans un ensemble de représentations discursives complexes. Ces apologues révèlent ainsi les valeurs traditionnelles et conservatrices que véhiculent les revues enfantines.
Analyse
La première chose qui frappe le lecteur, c’est que ces bandes dessinées sont le fruit d’un effort d’adaptation des fables aux jeunes enfants. Il suffit par exemple de voir le langage très simplifié, qui ne reprend que quelques fragments isolés des vers de La Fontaine en ancien français (voir capsule 1). Le récit est également agrémenté de références discrètes à une culture commune, notamment musicale : le corbeau chante ainsi Plaisir d’amour dans sa fable, tout comme la mère souris chantonne Sur le pont d’Avignon dans « Le Chat et un vieux rat ». Les fables sont aussi rendues plus accessibles par une mise en situation initiale : une grand-mère prend pour prétexte les mésaventures de ses petits-enfants pour leur raconter une histoire édifiante. « Le Lièvre et la Tortue » s’adresse ainsi à un petit garçon mécontent de devoir tondre aussi lentement la pelouse ; le même petit garçon, déçu de ne pas avoir trouvé d’emploi pour la journée après avoir refusé une offre jugée trop basse, se voit gratifié de la morale du « Petit Poisson et le Pêcheur ». Enfin, les morales parfois ambiguës de La Fontaine ont été généralement simplifiées, sans doute dans une visée pédagogique. Ainsi, la fable initiale « La Laitière et le Pot au Lait » propose une réflexion très méditative et peu moralisatrice sur le rêve, qui certes mène à des erreurs mais est aussi commun à tous les êtres humains ; l’adaptation en BD, quant à elle, pose de façon beaucoup plus explicite le fait que la rêverie est futile et n’a fait que priver la Laitière du fruit de son travail.
Capsule 1 - Le Corbeau et le Renard
Au-delà de l’adaptation à un lectorat de jeunes enfants contemporains, les fables sont replacées dans le cadre de vie du lecteur du début des années 1960 au Québec. On quitte ainsi la cour pour se fixer dans un univers rural et modeste, ce qui vient parfois modifier radicalement le sens de la fable : ainsi, la réflexion qui se situe à une échelle géopolitique européenne à la fin de « L’Âne et les deux voleurs » est supprimée et remplacée par une simple condamnation du vol. Cet univers rural est également régi par des normes différentes des textes originaux. D’abord des normes de genre, avec l’ajout du commentaire de la Laitière s’exclamant : « Mon mari va voir que je suis plus habile que lui en affaires ! ». Absente du texte initial, cette réplique vient faire la satire d’un personnage féminin arrogant car prétendant assumer les fonctions réservées à son mari. Mais surtout, au-delà du genre, c’est l’âge qui retient notre attention. En effet, les personnages qui donnent la morale, qui sont toujours ou presque internes au récit, sont systématiquement représentés comme des personnes âgées, voire indiqués comme tels dans le texte : un vieux pêcheur, une vieille cigogne, un vieux coq, un vieux rat… C’est d’autant plus visible dans « Le Lièvre et la Tortue », où celle-ci a des rhumatismes dus à son grand âge, mais triomphe néanmoins de la vanité et de l’insolence des « jeunes ». La vieillesse est ici synonyme de sagesse, reprenant le cadre diégétique de la grand-mère édifiant ses petits-enfants par des récits imagés.
La différence essentielle avec les textes d’origine de La Fontaine se situe dans le choix de la morale, qui, au-delà de la simplification et du placement dans un cadre contemporain, diffère très souvent de l’original. C’est par exemple très net dans l’adaptation du « Renard et la Cigogne », où la morale initiale, qui ne porte pas tant sur la tromperie que sur l’avarice du Renard, est remplacée par une dénonciation de l’intolérance – le Renard souhaite en effet jouer un mauvais tour à la Cigogne du fait de son long bec qui ne lui permet pas de manger comme lui dans une assiette. Parfois la transformation est plus subtile : ainsi, dans « Le Coq et le Renard », ce n’est pas la sagesse du vieux Coq qui est louée, mais plutôt le mensonge du Renard malveillant qui est critiqué ; à la méfiance nécessaire se substitue l’honnêteté.
À noter que, lorsque la morale change, c’est très fréquemment la malhonnêteté qui est dénoncée comme le vice principal. De plus, les valeurs choisies se rapprochent davantage des idéaux chrétiens que ne le fait La Fontaine. « La Mort et le Bucheron » en est un exemple flagrant : on passe d’un texte dénonçant la lâcheté humaine à refuser la mort pour abréger ses souffrances à une bande dessinée mettant en scène un vieux (et donc sage) bucheron peinant sous l’effort mais refusant effrontément la mort que lui propose la fée ; dans une tradition catholique, le suicide n’est pas une option : il faut supporter la souffrance et l’âpreté de la vie.
Outre l’honnêteté, la qualité la plus encensée dans ces fables – bien plus que dans les textes de La Fontaine – est l’humilité. Ce thème récurrent est lié à une opposition entre deux stéréotypes : la campagne, au cadre de vie simple, et la ville, lieu de richesse, d’abondance et d’orgueilleuse superficialité. La dialectique s’installe dès lors entre des personnages citadins pleins de vanité et des personnages ruraux qui les regardent avec envie. C’est le cas dans « La Laitière et le Pot au Lait » (voir capsule 2), mais aussi dans « La Grenouille et le Bœuf » où la Grenouille se plaît à s’imaginer « comme les grosses dames de la ville » et à se draper dans un manteau en écureuil qui imite les manteaux de fourrure chargés de la bourgeoisie. De façon plus subtile, on l’observe aussi dans « Le Chat et un vieux rat », où les souris s’apprêtent et se maquillent avant d’aller « voir du monde »… et de se faire dévorer par le chat qui leur tendait un piège. Orgueil, superficialité et imprudence se retrouvent ainsi figés dans l’image d’un monde citadin dangereux et attirant, contre lequel les jeunes lecteurs (supposément ruraux) sont mis en garde ; au contraire, l’idéal de la jeunesse québécoise est de vivre simplement, avec humilité et sans envie, à l’image d’une vieillesse idéalisée qui semble avoir toujours appartenu à la campagne. En creux de cette dichotomie se dessine en réalité une dénonciation de la modernité, qui est particulièrement mise en évidence dans l’adaptation de la fable « Le Rat de Ville et le Rat des Champs » (voir capsule 3).
Conclusion
Comme nous l’avons constaté, il ne s’agit donc pas de simples reprises illustrées des fables de La Fontaine, mais bien d’adaptations pour un public de jeunes enfants. Les textes originaux sont simplifiés, et replacés dans le contexte idéalisé d’une vie rurale. Surtout, les morales font l’objet d’une réécriture partielle, voire complète, avec comme finalité l’apprentissage de valeurs chrétiennes bien spécifiques : l’honnêteté et la tolérance, mais aussi l’humilité et la simplicité qui s’opposent au modèle d’une vie citadine moderne dont on soupçonne qu’elle attise le désir de ces enfants qui grandissent à un moment charnière de l’histoire. Dans l’ombre de ces textes pleins de vie et de couleur se niche la crainte d’une rupture générationnelle, symbole de décadence et de l’oubli d’un monde traditionnel empli de sagesse. S’il est besoin d’appuyer notre démonstration, le choix d’une autre adaptation de la fable « La Cigale et la Fourmi » que celle des auteurs usuels Pierre Fontaine et Maurice Petitdidier illustre avec ferveur la rigidité d’une morale qui s’arcboute face aux changements qui imprègnent petit à petit le quotidien des enfants québécois, et dont les revues sont pourtant à la fois les témoins et les courroies de diffusion (voir capsule 4).
Capsule 4 - La Cigale et la Fourmi
Références
Jeunesse et Hérauts, vol. XLII :
« La Cigale et la Fourmi », n° 11, 1er février 1956, p. 24-25.
Le petit Héraut, vol. 2 :
« Le Corbeau et le Renard », n° 2, 15 septembre 1959, p. 20-21.
« Le Lièvre et la Tortue », n° 3, 1e octobre 1959, p. 6-8.
« Le Renard et la Cigogne », n°6, 15 novembre 1959, p. 20-21.
« Le Petit Poisson et le Pêcheur », n° 7, 1e décembre 1959, p. 21.
« Le Coq et le Renard », n° 8, 15 décembre 1959, p. 20-21.
« La Laitière et le Pot au Lait », n° 10, 15 janvier 1960, p. 8-9.
« Le Rat de Ville et le Rat des Champs », n° 11, 1e février 1960, p. 18-20.
« Le Gland et la Citrouille », n° 12, 15 février 1960, p. 8-9.
« Le Chat et un vieux rat », n° 13, 1e mars 1960, p. 21-23.
« La Mort et le Bucheron », n° 16, 15 avril 1960, p. 20-21.
« La Cigale et la Fourmi », n° 18, 15 mai 1960, p. 23-24.
« La Grenouille et le Bœuf », n° 19, 1e juin 1960, p. 22-24.
« L’Âne et les deux Voleurs », n° 20, 15 juin 1960, p. 23.
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